De l’évaluation de la dette à la subjectivité du guichet automatique

Publié il y a quelques années, le livre La fabrique de l’homme endetté de Maurizio Lazzarato tente de faire de la dette l’archétype des relations de pouvoir dans le néolibéralisme. Il n’a pas tort, pour une énième année consécutive, la dette des particuliers tout comme des États augmente1. Bien que les sources philosophiques de l’essai de Lazzarato puissent paraître difficiles de prime abord, son argument principal demeure assez simple :

Voir dans la dette l’archétype du rapport social signifie deux choses. D’une part, faire commencer l’économie et la société par une asymétrie de puissance et non par l’échange marchand qui implique et présuppose l’égalité, introduire les différentiels de pouvoir entre groupes sociaux et donner une nouvelle définition de la monnaie, puisqu’elle se manifeste immédiatement comme commandement, pouvoir de destruction/ création sur l’économie et la société. D’autre part, commencer par la dette signifie rendre l’économie immédiatement subjective, puisque la dette est un rapport économique qui, pour se réaliser, implique une modélisation et un contrôle de la subjectivité, de telle façon que le « travail » est indissociable d’un « travail sur soi »2.

Se basant principalement sur la seconde dissertation de Nietzsche dans La généalogie de la morale qui fait de la dette le réquisit de l’échange – et conséquemment du troc, de la monnaie, etc. – une thèse « redécouverte » par Marcel Mauss et reprise plus récemment par l’anthropologue David Graeber, Lazzarato reprend en outre des discussions sur la politique tirées de Gilles Deleuze et Félix Guattari (en particulier dans L’anti-Œdipe). Le livre de Lazzarato a fait l’objet de nombreux commentaires (je recommande à cet égard la recension de Jean François Bissonnette dans Trahir3). Je m’attarderai moins à expliquer l’essai qu’à exprimer quelques considérations liées à la subjectivité et aux médias.

Au cœur du propos de Lazzarato, on retrouve l’affirmation selon laquelle l’échange entre le débiteur et le créancier précède l’égalité, à l’image, pourrait-on dire, du rapport que Karl Marx analysait quant au salariat. Rappelons que pour Marx, la caractéristique du marché du travail c’est l’inégalité entre l’employeur (capitaliste) et l’employé (prolétaire) :

Ce qui sur le marché fait directement vis-à-vis au capitaliste, ce n'est pas le travail, mais le travailleur. Ce que celui-ci vend, c'est lui-même, sa force de travail. Dès qu'il commence à mettre cette force en mouvement, à travailler, or, dès que son travail existe, ce travail a déjà cessé de lui appartenir et ne peut plus désormais être vendu par lui. Le travail est la substance et la mesure inhérente des valeurs, mais il n'a lui-même aucune valeur4.

Dans le « marché du travail », la marchandise est moins le poste offert que le chercheur d’emploi : les « foires de l’emploi » sont les seules foires où c’est la marchandise qui se déplace d’un kiosque à un autre. La relation entre débiteur et créancier que tente d’ajouter Lazzarato est pourtant essentielle pour comprendre le monde financier actuel. Si pour Marx, l’existence du prolétariat était réduite au minimum (à savoir la reproduction de sa classe avec ses enfants, selon l’étymologie du mot latin proletarius : qui ne vaut que pour sa descendance, proles), le monde du crédit exige toujours plus. Entre le minima du salariat pour que le travailleur survive et le maxima de l’endettement à la consommation pour que l’économie capitaliste s’intensifie, qui alors dicte la bonne mesure? Comment évalue-t-on la bonne moyenne? Comment se constitue la règle de la « bonne vie » (au sens philosophique) dans une économie de marché?

Énoncer la mesure entre le minima de la survie biologique et le maxima de la dépense est la tâche idéologique du néolibéralisme. Dans son commentaire à Lazzarato, Jean François Bissonnette, en critiquant l’auteur, commente en note de bas de page la dette de manière bien intéressante :

Il y aurait fort à dire sur le rapport entre la dette et le mode de vie consumériste qui définit la culture contemporaine, notamment en ce que celui-ci implique une certaine modulation du désir, dont la production, comme l’écrit Lazzarato sans plus s’y attarder, participe de l’infrastructure économique même (37). Le caractère infini de la dette apparaît comme l’envers de l’illimitation du désir, exalté par la publicité qui sature notre expérience sensorielle de la vie urbaine et vise à canaliser nos puissances affectives sur les marchandises qui défilent sans fin. La société de consommation a l’endettement pour moteur. En cela se manifeste un bouleversement historique considérable dans l’échelle des valeurs, transformation qui touche également à la signification et à la légitimité sociale de la dette. Avant l’avènement du crédit à la consommation, qui ne s’est véritablement développé qu’à partir des années cinquante, l’accès au crédit était conditionnel à des finalités productives. Pour l’auteur de ces lignes, descendant de deux générations d’ancêtres sincèrement impliqués dans le développement des coopératives de crédit au Québec, il importe de rappeler que l’accès au crédit, pour autant qu’il visait le développement d’une activité économique productive, a représenté un considérable levier d’« empowerment » économique pour les gagne-petits qui se voyaient interdits de commerce auprès des banques privées. La critique du mécanisme de la dette est certes nécessaire, mais il convient peut-être d’y introduire quelques nuances. Pour reprendre le concept du philosophe Bernard Stiegler, cette critique doit être « pharmacologique », c’est-à-dire consciente de l’ambiguïté fondamentale de tout pharmakon, à la fois poison et remède. En ce sens, il existe peut-être de « bonnes » dettes, et c’est moins l’outil lui-même que les finalités qu’il sert qui doivent être distinguées.

Que serait une bonne (ou une mauvaise) dette? Bissonnette donne peu d’indication, il cherche plutôt à faire voir que l’outil est d’abord « neutre ». Or, le concept qu’il utilise (pharmakon), tiré de Platon, mais repris de Jacques Derrida (particulièrement dans « La pharmacie de Platon »), peut être très fécond (quoique l’usage qu’en fait Bernard Stiegler me semble erroné). S’il est possible de dire qu’un pharmakon est à la fois une bonne et une mauvaise chose (remède et poison), il faut ajouter quelques considérations. D’abord, dans la logique exprimée par Derrida dans ce qu’il retrouve chez Platon, la différence qualitative est produite par une différence quantitative – une même substance, lorsqu’elle est administrée démesurément, devient problématique (logique homéopathique). Il s’agit là de savoir qui juge de la mesure acceptable. Deuxième élément, c’est la « découverte » du pharmakon par Derrida. Rien n’indique que Platon était conscient de la plurivocité du terme pharmakon en grec – après tout, il n’y a qu’un seul mot pour désigner ce qui se dit, en français, de deux manières différentes –, ni le traducteur, pourrait-on conclure, parce qu’il utilise deux mots (poison, remède) pour un même « concept ». Celui qui peut remarquer la disparité du concept se situe à l’extérieur du processus de la traduction, mais en est néanmoins témoin5. Ici, non seulement le juge ou l’évaluateur est extérieur, l’est aussi celui qui peut critiquer ce jugement ou cette évaluation.

Ceci étant dit, qui alors jugera ce qu’est une « bonne » dette ou une « mauvaise »? Dans notre monde, c’est généralement les médias qui organisent ce discours. Je ne donne qu’un exemple où j’ai pu entendre la distinction entre une bonne et une mauvaise dette. À Bazzo.tv (émission du 25 février 2016, segment « Discussion – deux cartes de crédit, est-ce trop? »), le comptable-journaliste Pierre-Yves McSween est capable d’énoncer ce qu’est une bonne dette, en se référant constamment à lui-même. Lorsqu’il affirme avoir un taux d’endettement de 200 % (par rapport à son revenu annuel), supérieur au taux moyen de 160 %, il explique « qu’à son âge » (36 ans, spécifie-t-il), c’est tout à fait normal (il vient d’acheter une maison). Lorsqu’on discute des taux d’intérêt des cartes de crédit, il répond : « Moi, je me fous du taux, mettez-moi une carte à 60 %, ça ne me dérange pas, je la paye. » Toute question sur la santé financière est ramenée à lui-même, à sa propre expérience.

On comprend là qu’il est lui-même le modèle, la mesure, d’une bonne dette, et qu’il s’impose comme une sorte de mesure universelle6. Bref, ce que Deleuze et Guattari désignaient comme l’insignifiance – et le mètre-étalon de tout et de rien :

Car la majorité, dans la mesure où elle est analytiquement comprise dans l’étalon abstrait, ce n’est jamais personne, c’est toujours Personne – Ulysse –, tandis que la minorité, c’est le devenir de tout le monde, son devenir potentiel pour autant qu’il dévie du modèle. Il y a un « fait » majoritaire, mais c’est le fait analytique de Personne, qui s’oppose au devenir-minoritaire de tout le monde (Mille Plateaux, p. 133-134).

On comprend peut-être mieux pourquoi Lazzarato, en effet, ne parle jamais de dettes en termes positif ou négatif. Se demander, avec Lazzarato, ce qu’est une bonne et une mauvaise dette, c’est comme reprocher à Marx de ne pas avoir distingué le bon du mauvais salariat. La question est ailleurs, et peut-être directement dans cette question : qui ou quoi énonce ce qu’est une bonne dette? Que cette énonciation soit consciemment produite par l’énonciateur n’est peut-être pas pertinent. Ce « Personne » du mythe homérique – Ulysse cachant sa véritablement identité pour piéger le cyclope et s’échapper avec ses camarades –, peut être tout le monde : critiquer ou même abolir le modèle ne suffit pas, car chacun s’y sent interpellé. Il faut plutôt analyser comment se constitue, et au bénéfice de qui, le mètre-étalon.

Et si l’énonciation de cette mesure n’était même plus humaine? C’est une des possibilités explorées par Lazzarato. Si on veut bien se donner la peine de faire une expérience de pensée, je proposerais de questionner quelle est la subjectivité produite à partir d’une machine, et plus précisément d’un guichet automatique. Lazzarato parle un peu trop rapidement du guichet automatique en le comparant à écrire des chèques. Selon lui, le guichet « automatiserait » notre réponse (mais ne faudrait-il pas comparer le guichet automatique à un guichet « humain »?) et ne convoque pas de « sujet » :

Lorsque vous actionnez un guichet automatique, il vous est demandé de répondre aux sommations de la machine qui prescrit de « composer le code », de « choisir le montant », ou de « retirer les billets ». Ces opérations « ne demandent certes pas d’actes de virtuosité intellectuelle – au contraire, serait-on tenté de dire. Ce qui nous est demandé, c’est de réagir juste, de réagir vite, de réagir sans erreur, faute de quoi on risque d’être exclu momentanément du système » (Lazzarato, p. 111, référence à A. J. Haesler, Sociologie de l’argent et postmodernité, p. 206).

Il y aurait sans doute plus à dire. Dans le cas de mon institution financière – si je peux me permettre cette anecdote personnelle –, si mon solde dans mon compte est inférieur à 1000 $, le guichet ajoute automatiquement le solde de la carte de crédit qui lui est associé. Je donne un exemple : si j’ai 400 $ dans mon compte et un solde de 50 $ sur une carte de crédit de 500 $, le guichet me dira que j’ai accès à 950 $ (la formulation exacte comme elle s’affiche à l’écran est « Disponible pour retraits : 950 $ »). Pensons-y un peu : si mon solde est de 50 $ sur 500 $, cela signifie que je dois 50 $, donc que je suis endetté de 50 $. Ce que je « possède » réellement, en ce moment, ce n’est pas 950 $, mais bien 350 $ (400 $ dans mon compte moins le 50 $ en créance). Mais voilà, et c’est peut-être là l’injonction subjectivante du crédit : ce n’est pas ce qu’on possède (actif moins passif) qui compte, c’est ce à quoi on a accès. Pour le dire autrement, ce qui compte, c’est posséder la capacité de s’endetter.

À cet égard, cet « accès » (tout comme la « limite » assez arbitraire – 1000 $ par jour dans mon exemple), est jugé, évalué, comptabilisé, de manière externe, par des instances qu’on ne contrôle pas. Nous n’avons pas accès directement à cette instance qui se présente à nous médiatisée par l’écran du guichet. Quelqu’un – ou quelque chose – décide de la limite, et la seule injonction reçue se décline en montant d’argent disponible. Ce montant n’est pas ce que je possède réellement, c’est le résultat mathématique d’une confiance qu’on me porte. Mon état financier est la réflexion des capacités à rembourser qu’on aura jugées ailleurs. Je suis en quelque sorte dépossédé de mon propre jugement sur la situation financière dans laquelle je me trouve7. Me ment-on? Oui et non : on fausse l’évaluation en incluant la confiance qu’on me porte, mais de cela, devrais-je être reconnaissant?
 

  • 1. « Les Québécois, champions de la hausse de l’endettement », 18 mai 2016.
  • 2. Maurizio Lazzarato, La fabrique de l’homme endetté, Amsterdam, 2011, p. 30.
  • 3. Jean François Bissonnette, « Le passif de Sisyphe », Trahir, 4e année, mars 2013.
  • 4. Karl Marx, Le Capital, livre I, tome 2, section VI, chapitre 19, trad. J. Roy, Paris, Flammarion, 1985, p. 26.
  • 5. Dans « La pharmacie de Platon », Derrida écrit : « On verra aussi à quel point l’unité plastique de ce concept, sa règle plutôt et l’étrange logique qui le lie à son signifiant, ont été dispersées, masquées, oblitérées, frappées d’une relative illisibilité par l’imprudence ou l’empirisme des traducteurs, certes, mais d’abord par la redoutable et irréductible difficulté de la traduction. Difficulté de principe qui tient moins au passage d’une langue dans une autre, d’une langue philosophique dans une autre, qu’à la tradition déjà, nous le verrons du grec au grec, et violente, d’un non-philosophème dans un philosophème. Avec ce problème de traduction nous n’aurons affaire à rien de moins qu’au problème du passage à la philosophie. » (dans La dissémination, Éditions du Seuil, 1972, p. 89).
  • 6. Ou dans les termes de Deleuze et Guattari, l’« Homme-blanc-mâle-adulte-habitant des villes-parlant une langue standard-européen-hétérosexuel quelconque » (Mille plateaux, Éditions de Minuit, 1980, p. 133). La « description » a quelque chose de caricatural, bien sûr, mais c’est dans l’esprit, pour ces auteurs, des « idéaux » qui ne sont pas à proprement parler atteignables, mais ne sont pas moins un « repère » dans lequel chacun se reconnaît en partie en ne s’y reconnaissant jamais entièrement.
  • 7. Il faudra aussi étudier l’ensemble des « slogans » et la manière qu’ont les institutions bancaires de vendre leurs produits financiers. Desjardins a longtemps eu pour signature « Conjuguer avoirs et êtres », l’usage du verbe (et du substantif) « être » ne venait-il pas en quelque sorte s’ajouter à « avoir ». À ce qu’on possède (l’avoir), on ajoute ce qu’on nous attribue comme potentialités (êtres). De même, la Scotiabank a depuis longtemps le slogan « You’re richer than you think », autrement dit, c’est à elle (l’institution bancaire) de vous dire combien vous valez, information dont même le sujet en question serait inconscient.

Référence(s) bibliographique(s)