L’ARGENT EST DE L’EAU - La machine de Phillips

La machine hydromécanique de Phillips
En 1949, l’ingénieur néozélandais Bill Phillips a inventé le Monetary National Income Analogue Computer (MONIAC). À l’époque, Phillips était étudiant à la London School of Economics et n’avait pas encore mis au point la courbe pour laquelle il est aujourd’hui connu. Le MONIAC mérite qu’on s’y attarde pour sa portée métaphorique. Il s’agit d’une machine hydromécanique qui servait à modéliser le fonctionnement de la macroéconomie afin de simuler différents scénarios de politique budgétaire et monétaire en Grande-Bretagne. L’eau qui circule dans le MONIAC illustre le flux de l’argent dans l’économie.
 
L’appareil économétrique fonctionne comme suit : l’eau est pompée à travers un circuit de conduits, de vannes, de contrepoids actionnés par des poulies et de réservoirs qui retiennent ou déversent l’eau en fonction d’un débit paramétrable. Comme dans tout circuit, les composants de la machine de Phillips sont interconnectés et donc en interaction. L’eau qui circule et s’accumule dans les réservoirs correspond à l’épargne des ménages et des entreprises, aux impôts perçus par l’État, aux investissements et à la balance du commerce extérieur.
 
Selon son point d’écoulement dans le circuit, l’eau est mesurée en tant que revenu, dépense ou produit intérieur brut. Des vannes reliées au taux d’imposition du fisc, au taux d’intérêt de la banque centrale et au taux de change font varier le débit et la trajectoire de l’eau. Par exemple, si la vanne du taux d’imposition s’ouvre davantage, le flux des impôts grossit, tandis que l’écoulement de l’épargne et des dépenses de consommation faiblit. À mesure que le réservoir d’épargne se remplit et que son niveau monte, le taux d’intérêt de la banque centrale baisse; l’épargne commence alors à affluer vers les investissements. Quant au commerce extérieur, les exportations amènent de l’eau dans le circuit. Au contraire, si les importations augmentent, le flux d’argent qui est évacué du circuit augmente également. Quand les réserves en dollars canadiens s’accumulent sur le marché extérieur, la valeur du dollar baisse. Le taux de change et la monnaie sont dits flottants (floating exchange rate, floating currency) et varient en fonction des réserves de monnaie et de devises dans le monde.
 
La banque de la Nouvelle-Zélande donne à voir une démonstration du MONIAC
 
L’ARGENT EST DE L’EAU est la métaphore conceptuelle à partir de laquelle le MONIAC est pensé. Elle produit de nombreuses expressions, à commencer par la locution « être à sec », qui relève du registre familier. Mais la métaphore se retrouve dans la langue économique, financière et comptable également. Voici quelques syntagmes qui en dérivent :
 
-flux de trésorerie, flux monétaire, flux financier, rentrées de fonds, sorties de fonds 
-afflux de capitaux, apport de capitaux, injection de capitaux, circulation de capitaux, flux de capitaux, entrées et sorties de capitaux
-les capitaux affluent, circulent, fuient, s’épuisent
-liquidités, liquidité, actif illiquide, payer en liquide, liquider une position
-assèchement du crédit 
-verser de l’argent, verser des fonds, versement, injecter des fonds
-(si l’eau se solidifie) geler des fonds, gel de fonds
 
-flow, cash flow, cash inflows, cash outflows, income stream, stream of income, revenue stream, stream of revenue
-capital flow, flow of capital, capital inflows and outflows
-liquid assets, liquidity, illiquid assets, to liquidate a position
-to pour money or funds, to pump money or funds, to inject money or funds, to drain funds
-to freeze funds
 
Une métaphore conceptuelle peut en côtoyer une autre. Ainsi, on ne s’étonne pas devant la métaphore UNE DETTE EST DE L’EAU. On peut l’éponger, l’endiguer, la résorber ou la gonfler. La dette peut être flottante.
 
L’ÉCONOMIE EST UN SYSTÈME DE POMPAGE est l’autre métaphore qui participe à la conceptualisation hydromécanique de la machine de Phillips. Le terme « pump-priming » est éloquent à cet égard; il s’agit d’une mesure de politique budgétaire qui consiste à relancer l’économie par l’augmentation des dépenses publiques ou par la baisse du taux d’imposition, ou les deux. La banque centrale peut injecter des liquidités dans l’économie (to pump or inject liquidity into the economy). Dans une économie conceptualisée comme un circuit d’écoulement des flux, il se peut qu’il y ait des turbulences, mais on croit qu’il s’autorégule, c’est-à-dire qu’il finit par trouver un équilibre. (On confond souvent régulation et réglementation. Voir le billet.)
 
La métaphore L’ÉCONOMIE EST UN MOTEUR relève de la même conception mécaniste. On dit de l’économie qu’elle redémarre, repart, ralentit, tourne au ralenti, est en panne ou en perte de vitesse et qu’elle surchauffe. L’activité économique s’accélère ou est freinée; elle connaît une accélération, un ralentissement ou un freinage. Par ailleurs, le système économique peut se gripper (grippage).  
 
Une autre métaphore rapproche l’eau et l’économie : LES MÉNAGES ET LES SOCIÉTÉS SONT DES BATEAUX. En anglais, « underwater » est la situation dans laquelle se trouvent les ménages et les sociétés en difficulté financière. Selon l’Office québécois de la langue française, la locution « à flot peut d'abord s'appliquer à un bateau; elle signifie alors 'qui flotte, qui a suffisamment d'eau pour flotter'. Elle peut aussi s'appliquer à une personne ou à une entreprise : être à flot signifie 'se sortir de difficultés', tandis que mettre ou remettre à flot signifie 'aider une personne ou une entreprise à se sortir de difficultés  financières'. »
 
Les termes renflouer et renflouement ainsi que l’expression « to keep the economy buoyant » abondent dans le même sens. Il peut aussi être question d’un sauvetage (bail out), par exemple lorsque l'État accorde une aide financière à une société dont la fermeture éliminerait un nombre considérable d’emplois. L’aphorisme « a rising tide lifts all boats » donne à entendre que des mesures d’ordre macroéconomique sont avantageuses pour tout le monde.
 
Pourquoi s’intéresser aux métaphores conceptuelles? Parce qu’elles participent à structurer des cadres cognitifs hors desquels il est difficile d’envisager les choses. Les formules figées qu’elles produisent se retrouvent en langue spécialisée ainsi que dans le discours journalistique économique et financier. Elles finissent par passer inaperçues et font oublier, en l’occurrence, que la machine à eau n’est pas le sujet de l’économie. Il n’y a ni machine ni moteur, mais plutôt des agents qui poursuivent des intérêts matériels et existent dans des rapports de force, lesquels ne sauraient se réduire à « des ajustements mécaniques » (Bourdieu, 1997). Le masquage des agents est l’un des phénomènes discursifs qui occupent l’analyse critique du discours et, plus récemment, l’analyse critique de la métaphore. Dans son ouvrage Corpus Approaches to Critical Metaphor Analysis (2004), Charteris-Black affirme que les journalistes financiers recourent à des métaphores de choses inanimées, telle la machine, lorsqu’ils ne souhaitent pas se présenter en experts autorisés à prédire l’évolution du marché (p. 135-136). Ils s’en tiennent alors à la description des mouvements de la machine. Le chercheur n’y va pas par quatre chemins : « Neo-classical economic theory involves the concealment of agency and the language chosen in financial reporting assists in sustaining free-market ideology » (p. 168). Quant au rôle que joue la métaphore dans la reproduction de l’idéologie économique, l’auteur appelle d’autres recherches qui en démontreraient le fonctionnement.