La nature de la flexibilité

On connaît tous sans doute l’histoire de cette grenouille qui, plongée dans une cuve d’eau bouillante, se débattra pour en sortir. Si toutefois on la pose dans une cuve d’eau à la température de la pièce et que l’on en augmente par la suite la température jusqu’à ébullition, la grenouille s’ébouillantera – sa mort sera la conséquence de l’adaptation à son environnement. Cette fable, entièrement fausse – il n’y a pas d’expérience scientifique qui la prouve –, est toutefois utilisée tant par les groupes écologistes pour parler des changements climatiques, les libertariens pour parler de l’érosion des droits civils, ou encore les survivalistes pour parler du déclin de la civilisation. On peut même retrouver la fable dans les manuels de gestion pour critiquer une adaptation trop rapide aux changements managériaux (Debaig & Huete 1999), et l’économiste Paul Krugman y faisait directement référence dans une chronique au lendemain de la crise financière de 2008 :

I started thinking about boiled frogs recently as I watched the depressing state of debate over both economic and environmental policy. These are both areas in which there is a substantial lag before policy actions have their full effect – a year or more in the case of the economy, decades in the case of the planet – yet in which it’s very hard to get people to do what it takes to head off a catastrophe foretold.

And right now, both the economic and the environmental frogs are sitting still while the water gets hotter (Krugman 2009).

L’« adaptation » est ici pensée de manière négative, et malgré qu’à peu près tout le monde reconnaisse la fausseté de la fable, il n’en demeure pas moins que l’on associe changement (ou absence de changement) à ce qui relèverait de la nature. Dans une autre perspective, on favorisera au contraire l’adaptation (ou ses dérivés sémantiques : flexibilité, souplesse, accommodement, compromis, ajustement, malléabilité) en usant tout autant d’une référence naturelle. C’est le cas par exemple de Tony Killick, chercheur associé au think tank britannique Overseas Development Institute (ODI), dont un des objectifs est d’influencer la mise en place de politiques et de pratiques dans les pays en voie de développement. Dans l’ouvrage collectif qu’il a dirigé, Flexible Economy (1995), dans une section intitulée « The prima facie case: the permanence of change », il écrit :

All economies are constantly in a state of flux, buffeted by developments in the rest of the world, by shifts in the composition of demand, by technological changes. There is thus an ever-present need to respond to – and take advantage of – such changes in the economic environment. The imperative to do so has been intensified in recent decades as economic interdependence among nations has increased, with the rise of trade and international capital movements relative to domestic economic activity. There are rich rewards for those who find ways of leading this expansion; increasingly, none can afford to be left out.

An analogy suggests itself here with the concept of « fitness » in Darwinian theories of evolution. We can view economic competition among nations as a kind of survival of the fittest, where fitness is determined by the speed with which economies can respond to shocks, and can move to take advantage of new technologies or markets, and adjust to the actions of others. The greater the ease, and the lower the costs, with which an economy can adjust, the more it is likely to prosper (Killick 1995: 2).

Même si la conception de la nature qu’on peut encore avoir aujourd’hui, celle consistant à s’opposer à la culture, est un produit du XVIIIe siècle1, il est intéressant de noter la référence, complètement erronée, à Darwin : le plus « apte » (fittest) est celui qui survit – la loi de la jungle, donc. Si on veut relier cette pensée à celle des sciences naturelles, c’est plutôt du côté de la théorie lamarckienne qu’il faudrait voir : à force de vouloir atteindre les feuilles des branches plus hautes, la girafe pourra s’agrandir le cou. Si elle le veut vraiment, bien sûr.

D’une manière ou d’une autre, il est intéressant de noter qu’avec la notion de flexibilité, on a une conception du changement qui vient d’une nature qui s’oppose aux actions individuelles. La nature n’est pas seulement un environnement, c’est aussi un objet qui fait face au sujet qui doit s’y adapter. Elle est en outre une occasion, il faut vouloir prendre à bras-le-corps cet environnement. C’est peut-être vers Machiavel qu’il faudrait se tourner pour comprendre cet environnement et la conception (ici genrée) de la nature comme hasard (avec l’allégorie de la Fortuna) qu’avait la Renaissance, à laquelle la virtù des hommes doit commander :

Je conclus donc que, la fortune changeant, et les hommes s’obstinant dans la même manière d’agir, ils sont heureux tant que cette manière se trouve d’accord avec la fortune; mais qu’aussitôt que cet accord cesse, ils deviennent malheureux.

Je pense, au surplus, qu’il vaut mieux être impétueux que circonspect; car la fortune est femme : pour la tenir soumise, il faut la traiter avec rudesse; elle cède plutôt aux hommes qui usent de violence qu’à ceux qui agissent froidement : aussi est-elle toujours amie des jeunes gens, qui sont moins réservés, plus emportés, et qui commandent avec plus d’audace (chap. XXV).

C’est un peu un accident de l’histoire des langues qu’économie et écologie soient toutes deux liées par le même préfixe « éco- » dont l’origine se trouve dans le mot grec οἶκος signifiant « maison », sa racine indo-européenne étant *weyḱ- qui désigne le fait de s’établir. Cela donnera en outre le grec οἴκισις qui désigne la colonie et la colonisation (l’établissement), la stabilité d’un lieu habité plutôt que le changement du déplacement. Le mot grec est par ailleurs demeuré comme terme technique en anglais, sous une forme qui y ressemble peu : ecesis, qui se dit du processus d’établissement réussi d’une plante ou d’une espèce animale dans un habitat autrefois infertile en raison d’une catastrophe.

  • 1. Classiquement, par exemple en droit, le droit naturel est celui qui ne change pas. C’est le droit positif, celui des sociétés, qui s’adapte aux mœurs du temps.