Le bancocentrisme dans les sources journalistiques

Deux chercheures de l’Odft ont mené une étude sur le discours rapporté dans la presse francophone et anglophone du Canada sur la période de 2001 à 2008. Dans leur article « Institutional voices and their representation in the financial pages of the Canadian press: A look at the Roaring 2000s », elles analysent les sources, ou les voix, qui ont été citées sur le sujet de l’innovation financière par les journalistes. Elles observent également l’attitude de ceux-ci par rapport aux propos qu’ils ont rapportés pour voir si les journalistes avaient des réserves par rapport aux déclarations des agents du marché financier en pleine exubérance. Conclusion? La couverture n’était pas équilibrée, puisque la gamme de sources sélectionnées par les journalistes était limitée, et l’attitude de ceux-ci était neutre.
 
Le contexte de l’étude
Le début des années 2000 est particulièrement intéressant parce qu’il correspond à l’essor de la titrisation, c’est-à-dire la transformation de toutes sortes de créances en produits d’investissement dont le risque est varié. Au nombre de ces créances se trouvaient les prêts hypothécaires à risque américains nommés « subprimes ». Ces prêts, qui ont commencé à tomber en défaut de paiement à partir de 2006, ont été utilisés dans la création des titres garantis par des créances (collateralized debt obligations, CDO), instruments notoires pour leur rôle dans la crise du papier commercial adossé à des actifs (PCAA), qui s’est déclarée en août 2007 au Canada. L’autre instrument financier problématique en jeu dans la crise du PCAA est le swap sur défaillance de crédit (credit default swap, CDS). On trouve sur le site de Diane Urquhart (www.ismymoneysafe.org/ABCP.php) une explication assez claire des tenants et des aboutissants du PCAA. Pour ce qui est de la terminologie qui est utilisée dans le présent billet, elle provient du Dictionnaire des dérivés et autres instruments financiers, qui est une autre source précieuse de renseignements cautionnée par l’Ordre des comptables professionnels agréés du Québec et l’Autorité des marchés financiers.
 
La méthodologie
Les chercheures ont utilisé le logiciel concordancier WordSmith 6.0 pour fouiller un corpus constitué de nouvelles économiques et financières de sept journaux, à savoir La Presse, Le Devoir, Le Droit, The Globe & Mail, National Post, Toronto Star et Montreal Gazette. Les mots liés à l’innovation financière qui ont fait l’objet de la fouille sont les suivants : collateralized debt obligation, CDO, credit default swap, CDS, asset-backed, adossé, titrisation, titrisé. La fréquence des termes compilés par année et par langue ci-dessous montre que les produits d’innovation financière ont peu fait l’objet des nouvelles entre 2001 et 2006. En fait, la presse ne s’y est vraiment intéressée qu’en 2007 lorsque la crise du papier commercial a retenti au Canada.
 

Occurrences des termes d’innovation financière relevées dans sept journaux (2001-2008)

 

2001

2002

2003

2004

2005

2006

2007

2008

Total

anglais

12

35

66

52

88

58

1201

960

2472

français

1

1

16

15

7

1

399

424

864

 

 

Chacune des occurrences a été classée en fonction de son usage en discours direct ou indirect, puis la source, ou la voix, a été notée. En l’absence de verbe introducteur, on en a déduit que c’est le journaliste qui a utilisé le mot d’innovation financière. Ensuite, les verbes introducteurs recensés ont été analysés en tant qu’actes de parole, qui permettent d’inférer l’attitude du journaliste, notamment les verbes suivants : say, announce, tell, write, reveal, warn, report, ask, annoncer, indiquer, affirmer, expliquer, dire, déclarer.

Les principaux constats
Selon les chercheures, la variété des sources citées est plus grande dans le corpus anglophone que dans le corpus francophone, bien que les banques soient généralement les sources les plus fréquemment citées. De plus, les journalistes québécois de la presse francophone ont souvent sélectionné les banques du Québec en tant que sources qui faisaient autorité sur la question de l’innovation financière. Les chercheures évoquent l’hypothèse selon laquelle les journalistes ont donné préséance aux banques francophones afin d’éviter d’avoir à traduire les déclarations de potentielles sources anglophones. Aussi proposent-elles le terme « bancocentrisme » pour dire que c’est le point de vue des banques qui a été mis à l’avant-plan, alors qu’il y avait d’autres agents dont le discours aurait pu être sélectionné et cité : les gestionnaires des régimes de retraite touchés par la crise du PCAA, les critiques en matière financière, les personnes protégeant les droits des consommateurs, etc. 
 
Quant à l’attitude des journalistes, l’analyse des verbes introducteurs montre qu’elle est neutre tant dans les journaux francophones qu’anglophones en raison de la grande fréquence des verbes servant à rapporter sans opinion ni sous-entendu, et qui, selon Bach et Harnish sont des actes illocutoires de nature « constative  » (1979). 
 
L’article est intéressant à plusieurs égards, à commencer par l’échelle de présence empruntée à Norman Fairclough (1995, p. 106) pour représenter la visibilité des sources, ou voix, selon divers degrés : absente, présupposée (présente, mais implicite), en arrière-plan (présente, mais ténue) et en avant-plan (bien en évidence). Comme le concept de polyphonie est utilisé dans l’analyse des voix citées dans la presse, une synthèse assez efficace de ce concept aux interprétations multiples rend compte de ses acceptions bakhtinienne, ou littéraire, et linguistique. De plus, on trouve également une explication vulgarisée de la crise du papier commercial adossé à des actifs et des instruments dérivés de crédit. Cette démarche de vulgarisation a le mérite d’inciter d’autres études sur le sujet des instruments financiers. Bien que complexes, ceux-ci sont d’une grande pertinence sociale parce qu’ils font l’objet de rapports de force entre des groupes puissants et la société civile, d’où leur intérêt du point de vue de l’analyse critique du discours médiatique.