Le plus froid des monstres, l’État

La plus récente image d’un billet de Pier-Pascale rappellera sans doute aux lecteurs et lectrices de théorie politique la figure de l’État souverain par Thomas Hobbes. Celui-ci retrouve, dans le livre de Job (XLI, 33 chez Louis Segond; XLI, 24 chez Lemaistre de Sacy), une description du pouvoir de l’État dans ce qui est dit du Léviathan (de l’hébreu לִוְיָתָן, traduit par « crocodile » chez Second) :

Sur la terre nul n'est son maître; Il a été créé pour ne rien craindre (Segond).
Il n’y a point de puissance sur la terre qui puisse lui être comparée, puisqu’il a été créé pour ne rien craindre (Lemaistre de Sacy).

La page couverture du livre de Hobbes, intitulé très justement Léviathan, fait directement référence à cette formule en employant l’expression latine « non est potestas super terram quae comparetur ». Si on regarde bien l’image, on remarquera que le « monstre » en question n’est rien d’autre que l’ensemble du peuple assemblé dans un même corps politique. L’État souverain n’est pas un organe hors de la société, mais l’unité concrète des volontés individuelles, résultat d’un contrat originel. En d’autres mots, l’action de l’État n’est jamais autre chose que la conséquence des désirs de tout un chacun pour une communauté dont le socle est la paix sociale.

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Un philosophe plus tardif, Friedrich Nietzsche, a lui aussi utilisé la métaphore du monstre, mais cette fois, sous la forme d’une critique directe au contractualisme de Hobbes. Dans Ainsi parlait Zarathoustra, première partie, chapitre « De la nouvelle idole », Nietzsche écrit : « L’État, c’est le plus froid de tous les monstres froids : il ment froidement et voici le mensonge qui rampe de sa bouche : “Moi, l’État, je suis le Peuple.” » (traduction d’Henri Albert)1. La consubstantialité de l’État et du grand nombre est, pour Nietzsche, la duperie de l’État qui le fait vivre, et cette duperie se fait par la parole.

Une autre manière de penser le monstre qu’est l’État a été suggérée récemment dans un numéro de la revue Les Cahiers de l’imaginaire (du Groupe de recherche sur les imaginaires politiques en Amérique latine, GRIPAL) dont le thème était les « critiques de la souveraineté : interpellation plébéienne, récit et violence ». Une note liminaire, à laquelle ont contribué Simon Labrecque et Jade Bourdages, explique l’image utilisée pour la page couverture (reprise ci-dessus dans le présent billet). Il s'agit d'une gravure attribuée à Théodore de Bry (XVIe siècle) où est présentée une scène de chasse aux alligators par les Indigènes de la Floride française :

Une description accompagne [la gravure], décrivant comment les peuples autochtones de la côte floridienne chassent l’alligator à l’aide d’un long pieu au bout pointu qui est introduit profondément dans la gueule de l’animal. Cela permet aux chasseurs de retourner la bête sur son dos, pour ensuite la tuer à l’aide de masses et de flèches. […]
La bête qui représente l’État souverain, du moins chez Thomas Hobbes, a reçu le nom de Léviathan. Léviathan, selon le livre de Job, est un monstre marin. En imaginant l’État comme un monstre marin, il devient pensable de lui donner les traits d’un alligator. En redevenant les témoins d’une des premières représentations européennes de la chasse à l’alligator en terre floridienne, sur la ligne de front des entreprises coloniales, nous pouvons aujourd’hui y voir – par une spéculation un peu délirante mais porteuse – une illustration de ce que l’anthropologue Pierre Clastres a nommé La Société contre l’État (p. 7).

Ces chasseurs réussissent ainsi leur chasse grâce à un pieu enfoncé dans la bouche du monstre. Le pieu ou le bâton, c’est aussi le mochlos des Grecs de l’Antiquité, qui, chez Homère, permet à Ulysse de crever l’œil unique du cyclope Polyphème (nom qui signifie littéralement « celui qui parle trop ») qui sera la dupe de la stratégie mensongère d’Ulysse qui, pour s’échapper de son emprise, se nommera « personne ». Mochlos était aussi le levier ou la mesure (le « yardstick » – il faudra s’en souvenir). À cet usage du pieu contre la bouche du monstre (l’émetteur dans le schéma de la communication), Pierre Clastres semble toutefois indiquer, contrairement à ce qu’en dit la note liminaire, une toute autre stratégie, celle de l’oreille (du destinataire du message). À la première stratégie de la contre-parole, celle d’un mensonge contre un autre, le premier se mettant en scène comme « tout le monde », le deuxième comme « personne », une deuxième stratégie est mise au jour, celle de la surdité.

En effet, dans le chapitre « Le devoir de parole », Clastres indique que le chef dans les sociétés traditionnelles qu’il a étudiées au Brésil a le devoir de parler. Son pouvoir tient de la parole : c’est un rite dont l’objet est la répétition. Cela ne semble pas si différent de nos sociétés dont le pouvoir se manifeste lui aussi par la parole. C’est à l’autre bout de la chaîne communicative que la différence entre les deux stratégies apparaît :

Que dit le chef? Qu’est-ce qu’une parole de chef? C’est, tout d’abord, un acte ritualisé. Presque toujours, le leader s’adresse au groupe quotidiennement, à l’aube ou au crépuscule. Allongé dans son hamac ou assis près de son feu, il prononce d’une voix forte le discours attendu. Et sa voix, certes, a besoin de puissance, pour parvenir à se faire entendre. Nul recueillement, en effet, lorsque parle le chef, pas de silence, chacun tranquillement continue, comme si de rien n’était, à vaquer à ses occupations. La parole du chef n’est pas dite pour être écoutée. Paradoxe : personne ne prête attention au discours du chef. Ou plutôt, on feint l’inattention. Si le chef doit, comme tel, se soumettre à l’obligation de parler, en revanche les gens auxquels il s’adresse ne sont tenus, eux, qu’à celle de paraître ne pas l’entendre (p. 135).

Et si la solution au pouvoir mensonger de l’État était une non-écoute, à tout le moins la feinte d’une surdité? À l’opposé de l’usage du pieu d’un contre-pouvoir (ou d’une contre-souveraineté), on pourrait dès lors proposer une inattention passive-agressive. À la parole mensongère de l’État qui s’énonce dans la projection mimétique du peuple qui s’observe, on répondrait ainsi avec l’indifférence des sociétés traditionnelles qui font comme si de rien n’était.
 

  • 1. Dans la version anglaise de Thomas Common (1909) : « A state, is called the coldest of all cold monsters. Coldly lieth it also; and this lie creepeth from its mouth: “I, the state, am the people.” » (Thus Spake Zarathustra)