Le taux négatif de la banque centrale et ses métaphores (1)

Le samedi 20 février, le cahier « Report on Business » du Globe and Mail a accordé beaucoup de place au débat suscité par la possibilité que la Banque du Canada abaisse son taux directeur sous la borne du zéro si la croissance économique ne prend pas plus de vigueur. Il s’agit d’une mesure de politique monétaire dite « non traditionnelle ».

La nouvelle n’est pas récente, puisque Stephen Poloz, le gouverneur de notre banque centrale, a traité de la question en décembre :
 

 


Son message était ambivalent, parce qu’à la fois rassurant (« We don’t need unconventional policies now and we don’t expect to use them. ») et inquiétant (« But, as I said, it is prudent to be prepared for every eventuality. »). Poloz a insisté sur le poids de ses mots pour les redire en français : « This is a key point, so please let me repeat it in French. Nous n’avons pas besoin de politiques non traditionnelles actuellement et nous ne nous attendons pas à devoir les utiliser. » Le communiqué de presse résumant le message de Poloz, ici dans sa traduction française officielle, était en revanche on ne peut plus clair :

« Dans le cas peu probable où l’économie subirait un autre choc négatif d’envergure, la Banque […] pourrait fournir des indications prospectives sur la trajectoire future de son taux directeur, stimuler l’économie en procédant à des achats massifs d’actifs (ce qu’on appelle communément l’assouplissement quantitatif), accorder un financement pour favoriser l’accès au crédit dans les secteurs importants de l’économie, et abaisser son taux directeur au-dessous de zéro afin d’encourager les dépenses. La Banque estime maintenant que la valeur plancher de son taux directeur se situe autour de moins 0,5 % […] Par ailleurs, la Banque n’est plus d’avis que ces mesures devraient être utilisées selon un ordre prédéterminé. Elle utiliserait plutôt la combinaison de politiques qu’elle jugerait appropriée dans les circonstances. »

C’est sans doute la publication récente par Statistique Canada de faibles résultats dans le secteur des ventes au détail qui a valu la vedette aux taux négatifs dans le Globe and Mail. Même bas, les taux d’intérêt n’ont pas réussi à susciter une reprise économique; on entend déjà la boîte à outils de la banque centrale s’ouvrir.

Le Globe l’explique bien : si la Banque du Canada fixait un taux directeur négatif, l’épargne et les obligations procureraient un rendement négatif, mais s’endetter ne coûterait pas cher. Par conséquent, les banques prêteraient davantage puisqu’il leur en coûterait pour entreposer leurs réserves à la banque centrale; les investisseurs délaisseraient les obligations, lesquelles verseraient des intérêts négatifs, pour souscrire des actions, qui fourniraient un apport en capital aux entreprises; les gouvernements qui émettraient des obligations toucheraient des intérêts au lieu d’en verser; et les ménages dépenseraient davantage, les intérêts sur le crédit étant très bas.

Le long article-vedette du cahier des affaires expose les points de vue pour et contre un taux directeur négatif. Et bien qu’il présente ceux-ci à parts égales, le texte est accompagné d’une image qui force l’opinion : un gros bouton d’urgence sur lequel tranche un signe de pourcentage (%) blanc. Encore plus frappante, cette image figure aussi en accroche à la première page du cahier. Mais à quoi et à qui donc ce bouton peut-il bien servir?

Si une image vaut mille mots, la métaphore en vaut mille et un. Présente dans le discours savant de l’économie en général et les textes de vulgarisation comme le texte journalistique, la métaphore conceptuelle mérite qu’on s’y attarde. Pour l’expliquer rapidement, il s’agit d’un processus cognitif par lequel un concept source (par exemple LE CORPS HUMAIN) est appliqué à un concept cible (par exemple L’ÉCONOMIE). On obtient alors la métaphore conceptuelle L’ÉCONOMIE EST UN CORPS HUMAIN, qui génère les expressions « l’économie est malade » ou « l’économie s’essouffle ». Dans l’article du Globe, on trouve trois principales métaphores conceptuelles :

LE TAUX NÉGATIF EST UN TERRITOIRE / UN MONDE

  • central bankers contemplate moving interest rates into subzero territory / into negative territory
  • the Swiss returned to subzero territory
  • Negative Rate World would be a place where people would rush to prepay bills / [in an extreme case] a world where people get paid to borrow

LE TAUX NÉGATIF EST UN CERCLE DE PERSONNES

  • Japan joined the negative-rate club
  • Canada could become part of the world’s subzero fraternity
  • the subzero club has now five members

LE TAUX NÉGATIF EST UN DÉSAGRÉMENT

  • banks are free to pass on the pain to their customers
  • banks will be forced to swallow the pain of subzero monetary policy
  • who’s being hit by negative rates?

Deux autres conceptualisations apparaissent, mais ponctuellement, lorsque le journaliste donne la parole à ses sources.

LE TAUX DE LA BANQUE CENTRALE EST UN REMÈDE, selon l’un des deux professeurs d’université que cite le journaliste :

« The failure of the global economy to revive after years of zero-rate therapy is conclusive evidence that stronger medicine is necessary, he argues. ‘If you don’t take the right dosage of a drug, it doesn’t work.’ » Plus loin, le journaliste cite indirectement le professeur de l’université du Michigan, ajoutant que « there would be ways to get around the worst side effects. »

LE TAUX NÉGATIF EST UNE EXPÉRIENCE PÉRILLEUSE selon les analystes et stratégistes à l’emploi de fonds spéculatifs et de banques d’investissement. Le journaliste nous livre leur point de vue :

« Critics retort that the notion of having to pay to save amounts to a perversion of the natural order and a war on thrift. They say it’s a mad experiment that will gut banks’ profits and lead to market chaos. »

Des métaphores en général, on s’entend à dire qu’elles influent puissamment sur notre manière de structurer cognitivement les choses de la vie tout en passant inaperçues (Lakoff et Johnson 1980). Quant aux métaphores que créent les journalistes, on peut supposer qu’elles servent à mettre en scène l’information et à produire des effets de dramatisation (Charaudeau 1991) qui captent l’attention du lecteur. Cet impératif de captation est cardinal dans la lutte que se livrent divers organes d’information pour leur survie économique (Charaudeau 1991).

Les expressions métaphoriques relevées dans le Globe donnent à voir le taux directeur négatif comme un territoire inexploré; de fait, on note une occurrence de l’expression « unchartered monetary policy waters » ailleurs dans le cahier. La conceptualisation géographique est renforcée par l’image d’une mappemonde sur laquelle sont cartographiés les pays actuellement et éventuellement membres du « club du taux négatif ». Et le passage vers ce monde nouveau où vit déjà une confrérie ne se fera pas sans inconfort, comme le prête à croire la conceptualisation LE TAUX NÉGATIF EST UN DÉSAGRÉMENT. Or ce traitement de choc est nécessaire si l’économie doit guérir de son anémie, comme l’indique la conceptualisation LE TAUX EST UN REMÈDE.

Mais c’est le bouton d’urgence qui cadre d’emblée la situation. Il semble que ce soit l’investisseur qui veut appuyer sur le bouton pour arrêter une machine monétaire, laquelle provoquerait la « perversion de l’ordre naturel des choses ». Entendons bien : cet ordre « naturel » est le profit des banques et les revenus considérables générés par le marché obligataire.
 

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