Mot nouveau : « uberisation » de l’économie

Dimanche soir dernier, le 14 février, à la populaire émission Tout le monde en parle, un débat a eu lieu entre Jean-Nicolas Guillemette, le directeur-général de la compagnie Uber au Québec, et Benoit Jugand, le porte-parole du Syndicat des Métallos, le syndicat des chauffeurs de taxi. Ce dont « tout le monde parle » avec Uber, c’est principalement les dangers d’une nouvelle forme d’économie encore mal définie, en grande partie parce qu’elle est mal nommée. Si on a commencé dès l’an dernier à parler d’uberisation1 de l’économie, il s’agissait d’abord d’une économie produite par une collectivité réunie grâce à une application informatique, gérée par un algorithme. Cette forme d’économie découle des nouvelles pratiques liées à l’informatique, comme le crowdfunding ou le crowdsourcing, dont les traductions françaises, encore flottantes, proposent les adjectifs « participatif » ou « ouvert ». Si Uber est désormais une société dont la valeur mondiale atteint 50 milliards de dollars, elle est surtout le symbole du succès, pour le meilleur et pour le pire, d’une économie de la « foule » – du quidam, du n’importe qui2.

Pour ce qui est du débat dans la sphère publique, le gouvernement du Québec semble pour le moment plutôt d’avis qu’une loi encadrant les activités d’Uber est nécessaire, d’où l’annonce récente d’une commission parlementaire qui se penchera sur l’encadrement du service de covoiturage. Des confrontations au sein même du gouvernement auraient toutefois eu lieu, ce serait même la raison de la mise à l’écart de l’ex-ministre des Transports Robert Poëti, défavorable à Uber, lors du dernier remaniement ministériel.

Alors que ceux qui sont en faveur d’Uber y voit souvent la nécessaire adaptation économique aux nouvelles réalités numériques, ceux qui s’y opposent mettent de l’avant trois principaux arguments : 1) il n’y a toujours pas de réglementation associée à cette nouvelle forme d’entreprise (contrairement aux taxis); 2) aucun standard ne peut être respecté (y compris celui concernant le montant à payer qui fluctue en fonction de l’offre et de la demande du moment); 3) la compagnie ferait de l’évasion fiscale en ne payant aucun impôt là où le service est offert. En effet, les fonds recueillis par Uber transiteraient d’abord aux Pays-Bas, ensuite aux Bermudes, comme l’explique une vidéo des Métallos :
 

À l’émission matinale Gravel le matin, le lendemain de la diffusion de Tout le monde en parle, Gabriel Nadeau-Dubois a été invité à discuter du succès d’Uber. Selon lui, ce succès provient essentiellement de l’image que la société se donne d’elle-même :

La principale force d’Uber, c’est son marketing, et ils ont réussi un coup de force, ils ont réussi à se présenter, à se créer une image d’une entreprise jeune et branchée, nouvelle, presque marginale, comme si dans la guerre qui l’oppose à l’industrie du taxi, Uber était le jeune challenger négligé, et que l’industrie du taxi était ce gros lobby surpuissant qui ne veut pas que les choses changent. Dans les faits, le gros joueur, ici, c’est Uber. Dans les faits, ce qu’on appelle l’industrie du taxi qu’on nous présente comme une grosse force d’immobilisme, dans les faits c’est une industrie qui regroupe des travailleurs souvent très précaires. On parle de 22 000 familles qui dépendent de l’industrie du taxi. Ce sont des gens généralement issus de l’immigration, des emplois assez peu payés, ce sont des gens précaires. Donc, le géant, ici, c’est Uber, il faut quand même le rappeler 3.

Il faudra surveiller dans les prochains mois et les prochaines années le développement de cette « économie de la participation » et se méfier, peut-être, des promesses faites aux « travailleurs » comme à ses clients. Gabriel Nadeau-Dubois rappelait que le patron d’Uber parlait, à Tout le monde en parle, des personnes rémunérées de l’entreprise en termes de « partenaires chauffeurs », euphémisme pour parler, selon lui, de la précarisation de l’emploi puisqu’on n’oserait même plus parler d’« employés », une pratique langagière proche des « associés » chez Wal-Mart. Malgré ses promesses, cette « nouvelle économie » ne serait-elle pas qu’une nouvelle forme d’exploitation néolibérale? Si c’est le cas, derrière les néologismes et les euphémismes de la langue, c’est une même réalité qui se perpétue.