Que sont les 'fonctions stratégiques' en analyse du discours?

Chess players (1874-1880) par Anthony Rosenbaum. © National Portrait Gallery, London

L’analyse du discours consiste à étudier les fonctions du langage plutôt que la structure interne de la langue. Bien que les philosophes grecs s’y soient intéressés dès l’Antiquité, l’intérêt pour ce domaine n’est revenu en force qu’au XIXe siècle lorsque les philologues, puis les linguistes, ont repris le flambeau. Aujourd’hui, l’analyse du discours est fortement ancrée dans l’interdisciplinarité et tend à adopter une approche critique. Norman Fairclough, Teun van Dijk et Ruth Wodak sont au nombre des chercheurs qui ont ancré l’analyse critique du discours dans les sciences humaines et sociales.

Dans l’ouvrage de 1997 Discourse as Social Interaction dirigé par van Dijk, Paul Chilton et Christina Schäffner proposent aux chercheurs une série de fonctions stratégiques comme outils d’analyse critique du discours. Aujourd’hui, nombreux sont les chercheurs qui font appel à ces fonctions stratégiques pour analyser des discours depuis les sciences politiques ou économiques, la sociologie, les études médiatiques et même la traductologie. Ce billet présente de façon concise la dernière mouture des fonctions stratégiques, proposée par Chilton et Schäffner en 2011, et illustre celles-ci à l’aide d’exemples tirés d’un quotidien québécois.

Pour Chilton et Schäffner, qui s’intéressent surtout au discours politique, les actes accomplis par l’intermédiaire du langage sont multiples et peuvent être interprétés de plusieurs façons. Pour pallier cette multiplicité, ces auteurs établissent des liens entre la question politique, les types de discours et les niveaux d’organisation du discours. Ils tissent ensuite des liens entre ceux-ci à l’aide d’un niveau intermédiaire qu’ils nomment fonctions stratégiques, au nombre de trois. Pour ces auteurs, « grâce à la notion de fonctions stratégiques, les analystes de textes écrits et de discours oraux peuvent se concentrer sur les aspects qui contribuent au phénomène que les gens perçoivent intuitivement comme ‘politique’, plutôt que sur les autres fonctions comme la fonction informative, ludique, etc. » (Chilton et Schäffner 2011, 311, notre traduction). Ces fonctions sont, dans leur version originale anglaise : a) Coercion et Resistance; b) Legitimization et Delegitimization; c) Representation et Misrepresentation. Nous les avons traduits par : a) coercition et résistance; b) légitimation et délégitimation; c) représentation et mal-représentation.1

a) La fonction de coercition et résistance renvoie aux actes de langage qui peuvent entraîner des sanctions. Les exemples les plus évidents de coercition sont les lois et règlements, qui peuvent entraîner une intervention judiciaire comme une amende ou une incarcération. La coercition se présente aussi de façon plus subtile, par exemple lorsqu’une personne suggère fortement à une autre de faire quelque chose. Qui plus est, la coercition est parfois presque impossible à discerner. On pense entre autres à une personne forcée de répondre à une question du simple fait de s’être fait poser ladite question. Pour Chilton et Schäffner, le fait d’orienter le sujet d’une conversation est une autre forme de coercition. La résistance constitue le contrepoids de la coercition et elle est généralement exercée par ceux et celles qui s’opposent au pouvoir en place.

b) La fonction de légitimation et délégitimation consiste, comme son nom l’indique, à faire appel à des formules qui viennent légitimer ou délégitimer des idées ou des façons de faire. Pour Chilton et Schäffner, la légitimation est liée à la coercition parce qu’elle vise à convaincre à l’aide d’arguments ou de preuves « irréfutables ». Il s’agit, par exemple, de faire valoir que telle pratique ou telle mesure est légitime parce que « les experts ont parlé », parce que « la population l’exige » ou tout simplement parce qu’il s’agit du « gros bon sens ». La délégitimation consiste à présenter négativement quelqu’un ou quelque chose en mettant l’accent sur des différences négatives et par la formulation d’accusations ou d’insultes.

c) La fonction de représentation et mal-représentation est liée à la manipulation de l’information. La représentation consiste à bien faire paraître une personne ou une chose en la présentant sous son meilleur jour ou en embellissant des faits à son égard. La mal-représentation consiste notamment à faire mal paraître une personne ou une chose par l’omission volontaire de certains renseignements. Il peut également s’agir de faire diversion en orientant le message vers des éléments précis plutôt que vers le propos dans son ensemble. Le mensonge constitue un cas extrême de mal-représentation.

Les fonctions stratégiques ne sont pas mutuellement exclusives : on peut facilement dénaturer les propos de quelqu’un en faisant appel à la coercition et à la délégitimation. Pour Chilton et Schäffner, d’ailleurs, ces fonctions ne sont pas définitives, peuvent faire l’objet de discussions et être adaptées en fonction de la recherche entreprise.

Pour illustrer les fonctions stratégiques, nous présentons ci-dessous quelques exemples tirés d’un billet publié sur le blogue de Léo-Paul Lauzon sur le site du Journal de Montréal. Ce professeur au Département des sciences comptables de l’Université du Québec à Montréal est reconnu pour ses idées de gauche et son style direct, voire provocateur. Lauzon s’inscrit dans la lignée des intellectuels présents dans l’espace public qui engagent leur savoir afin de contribuer à l’équilibre des idées. La seule lecture des titres de quelques-uns de ses billets nous donne une idée de son style et de ses positions : « Les fourberies fiscales d’universitaires enrégimentés » (26 janvier 2017), « Cours commandé par les banques au secondaire » (13 et 19 janvier 2017), « L’arnaque de la dictature bancaire continue » (15 décembre 2016). Nos exemples sont tirés de ce dernier.

Pour résister à l’ordre établi, Lauzon pose aux lecteurs de nombreuses questions rhétoriques. La stratégie de résistance de Lauzon fait appel à la coercition telle que définie par Chilton et Schäffner. En effet, il oriente, voire dicte la réponse des lecteurs, qui ne peuvent que difficilement en venir à des conclusions qui sont autres que les siennes. Voici quelques exemples :

a) Question : « Vous vous pensez libres de choisir la banque privée que vous voulez et qui vous offre les meilleurs prix? »

 Réponse implicite : non, vous ne l’êtes pas.

b) Question : « Vous croyez peut-être naïvement que d’autres banques vont, elles, au contraire diminuer leurs taux d’intérêt ou les laisser tels quels? »

 Réponse implicite : non, les banques ne diminueront pas leurs taux d’intérêt.

c) Question : « Où sont donc les élus afin de protéger les consommateurs contre ces bandits à cravate? »

 Réponse implicite : ils sont absents.

Dans le passage ci-dessous, Lauzon utilise une tactique de délégitimation, afin de déconstruire un argument de légitimation parfois utilisé dans le secteur financier :

« Des fumistes n’ont de cesse de vous répéter dans les médias que le marché est un ordre naturel qui répond donc à des lois ‘naturelles’ […] »

Ici, Lauzon délégitimise clairement l’argument des « lois naturelles du marché » parce qu’il est mis de l’avant par des « fumistes », c’est-à-dire des gens qui manquent de sérieux, des amateurs, voire des bouffons. Qui plus est, l’auteur fait usage de guillemets ironiques pour mettre en doute le prétendu caractère naturel des lois du marché. Pour Lauzon, les lois du marché n’ont rien de naturel.

Enfin, dans l’exemple suivant, l’auteur dresse un portrait sombre du système juridique canadien, des hommes et femmes politiques ainsi que des banquiers en faisant un raccourci sur la façon dont les lois sont promulguées. En réalité, la promulgation des lois est un processus complexe auquel prennent part de nombreux acteurs, tous passés sous silence dans ce passage :

« Ça fait que, dans les faits, ce sont les banquiers qui dictent les lois à promulguer à leurs pantins politiques au pouvoir […] »

L’universitaire en profite au passage pour délégitimer les politiciens en les qualifiant de « pantins ». Il utilise d’ailleurs de nombreux termes qui servent à délégitimer certains acteurs du monde des finances, notamment lorsqu’il qualifie le « monde bancaire canadien » de « cartel » et de « mafia », des termes connotés fort négativement, et le Mouvement Desjardins de « pseudo-coopérative ».

Ainsi, les fonctions stratégiques constituent des outils d’analyse grâce auxquels il est possible d’examiner les moyens rhétoriques qui portent le propos général d’un texte. De cette façon, on fait ressortir ce que le lecteur ne perçoit pas nécessairement, mais qui est bien là pour l’influencer. Le texte que nous avons choisi pour illustrer les fonctions stratégiques est plutôt direct dans son propos; il constitue ainsi un bon exemple pour quiconque veut s’initier à l’analyse du discours par l’intermédiaire des fonctions stratégiques de Chilton et Schäffner.

  • 1. Nous avons déjà proposé cette traduction avec C. Gagnon dans un article à venir intitulé « Le rapport à l’autre anglo-saxon à la Chambre des communes du Canada : entre résistance et légitimation ».