Réflexions sur les métaphores économiques (1): une lecture de Ianik Marcil

L’économiste Ianik Marcil a récemment publié le livre Les passagers clandestins : métaphores et trompe-l’œil de l’économie, dans lequel il propose une étude des métaphores à partir de son champ d’étude, l’économie. Métaphoriquement, il qualifie ces métaphores de « passagers clandestins » (une traduction possible de free riders) qu’il associe souvent, comme l’indique le titre, à des « trompe-l’œil ». La différence entre les deux est assez mince; il l’exprime ainsi :

L’emploi des premières [les métaphores] est abusif en ce qu’on présente des images comme si elles constituaient une description véridique de la réalité. Il induit l’effet pervers d’évacuer une explication scientifique et rationnelle des phénomènes sociaux. Les trompe-l’œil, quant à eux, mystifient notre perception de la réalité. À l’instar du faux marbre peint sur un mur de gypse, nous croyons voir une plaque du noble matériau alors qu’il ne s’agit que d’un vulgaire panneau commun à nos habitations (p. 7).

Son objectif est ainsi en lien avec toute une tradition dans les médias alternatifs du Québec, celle de repérer dans le discours social les points aveugles des médias plus traditionnels ou de carrément attaquer les contre-vérités répétées – le philosophe Normand Baillargeon (et son livre Petit cours d’autodéfense intellectuelle, Lux, 2005) est peut-être le plus connu de ces blogueurs; il a, comme Marcil d’ailleurs, un carnet dans le journal Voir. On pourrait qualifier leur projet commun de « chasse aux sophismes », et Marcil en repère plusieurs, du slogan « la société n’existe pas » de Margaret Thatcher à la « majorité silencieuse », en passant par la « graduation » (pour désigner un licenciement : l’emploi ayant été, affirme-t-on maintenant dans certaines entreprises, quelque chose comme une « école de la vie », autre métaphore et anglicisme qu’il faudrait étudier)1. Ces métaphores sont catégorisées par Marcil en trois classes : pittoresques, morales, techno-scientifiques (les caractères gras dans les citations sont toujours de l’auteur) :

Les premières [pittoresques] empruntent généralement à l’imaginaire naturel; on dira, par exemple, que les marchés boursiers traversent une zone de turbulence. Les deuxièmes [morales] dorent les pilules amères que les politiciens et autres détenteurs de pouvoir cherchent à faire avaler à la population en faisant appel au sens du devoir du contribuable pour qu’il fasse sa juste part – en l’occurrence, accepter des réductions de services publics, des gels de salaires ou des hausses de taxes et d’impôt. Enfin, le discours économique, notamment dans les médias, recourt souvent à un jargon pseudo-technique que la vaste majorité de la population ne comprend pas; qui, à part les économistes patentés, comprend une telle phrase : « les gaz à effet de serre produisent des externalités négatives qu’on peut diminuer par un arrangement institutionnel de mise aux enchères de droits de polluer »? (p. 7-8)

Certains termes compris comme métaphores par Marcil (par exemple « contribuable ») n’en sont pas vraiment. Une métaphore doit se former à partir d’une analogie, généralement importée d’un domaine source : l’adjectif dans le syntagme « actifs toxiques », par exemple, pour parler des prêts subprimes, est tirée du domaine de la biologie ou du nucléaire. Quant à l’expression « externalités négatives », elle est un euphémisme plutôt qu’une métaphore. L’idée générale de Marcil, doit-on en déduire, est moins de comprendre le problème qu’il évoque dans les mots que dans leurs usages rhétoriques. Il est quand même regrettable que Marcil n’ait pas puisé dans la somme considérable de travaux en métaphorologie (metaphor studies) ou en analyse critique du discours (critical discourse analysis), qui ont étudié la fonction de la figure de style dans la construction de divers discours (en droit, en économie, en pédagogie, en art, etc.).

Selon moi, les premiers chapitres offrent les meilleures analyses sur les métaphores; dans la suite et surtout vers la fin, la « vraie nature » de Marcil réapparaît, celle d’un discours sur l’état actuel de l’économie par un économiste de gauche. Rien de problématique là sinon qu’on perd de vue l’objectif principal du livre, à savoir la critique des métaphores. Le problème plus important que je vois dans le livre se trouve toutefois ailleurs – je m’en expliquerai plus loin et dans un prochain billet – dans ce qu’on pourrait qualifier d’aporie : quelle est, au final, la « nature » du langage (et des métaphores) proposée dans ce livre?

 

Le vrai comme moment du faux

La célèbre thèse 9 de La Société du spectacle de Guy Debord rend bien, je pense, l’intention de Friedrich Nietzsche dans son court texte « Vérité et mensonge au sens extra-moral ». Je cite un passage mentionné par Marcil dans la traduction qu’il utilise :

Qu’est-ce donc que la vérité? Une multitude mouvante de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes, bref, une somme de relations humaines qui ont été rehaussées, transposées, et ornées par la poésie et la rhétorique, et qui après un long usage paraissent établies, canoniques et contraignantes aux yeux d’un peuple : les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores usées qui ont perdu leur force sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur effigie et qu’on ne considère plus désormais comme telles, mais seulement comme du métal (p. 14).

Marcil le commente en affirmant que

Nietzsche montre combien le discours de vérité trouve son origine dans la répétition de pseudo-évidences que véhiculent les métaphores […] Des illusions, des trompe-l’œil qui illustrent bien la turpitude du discours dominant, à la fois des économistes, des politiciens et des faiseurs d’opinion. On aseptise le débat public en le cadenassant sous une apparente vérité (ibid.).

Pour Marcil, peut-on conclure, les métaphores recouvrent une réalité fondamentale, antérieure, originelle. C’est pourtant, il me semble, exactement ce contre quoi écrit Nietzsche dans ce texte. Je cite le philosophe à nouveau ailleurs, à partir de la traduction à laquelle j’ai accès :

Ce n’est que par l’oubli de ce monde primitif de métaphores, ce n’est que par le durcissement et le raidissement de ce qui était à l’origine une masse d’images surgissant, en un flot ardent, de la capacité originelle de l’imagination humaine, ce n’est que par la croyance invincible que ce soleil, cette fenêtre, cette table, est une vérité en soi, bref ce n’est que par le fait que l’homme s’oublie en tant que sujet, et ce en tant que sujet de la création artistique, qu’il vit avec quelque repos, quelque sécurité et quelque conséquence : s’il pouvait sortir un seul instant des murs du cachot de cette croyance, c’en serait aussitôt fait de sa « conscience de soi » (trad. Angèle Kremer Marietti).

Deux conceptions antinomiques du langage s’opposent ici : d’une part, celle que l’on pourrait qualifier de platonicienne – celle défendue implicitement par Marcil dans son introduction – nous dirait qu’il y a une nature première, « propre » (un « sens propre » opposé au « sens figuré », ce dernier étant la métaphore) au langage qu’il nous incomberait de retrouver en grattant le vernis du discours. En faisant cet exercice, on montrerait, en deçà de l’idéologie, la vraie nature du discours des intervenants économiques, la vérité derrière leur « bullshit » (qualificatif employé par Marcil, provenant de Harry Frankfurt).

La deuxième conception pourrait être qualifiée de sophistique (anti-platonicienne) ou « postmoderne » : le langage est toujours déjà marqué par des intentions (y compris celles qui dépassent les sujets de l’énonciation). La langue sera ainsi fondamentalement catachrétique, la catachrèse étant une figure de style qui n’est ni plus ni moins qu’une métaphore sans sens propre : le « pied d’une chaise » est bien une métaphore, mais il n’y a tout simplement pas d’autre signifiant pour le désigner. Il me semble que Nietzsche soit plutôt de ce côté, puisqu’il fait de la métaphore l’origine des mots. À tout le moins, il faudrait penser sens propre et sens figuré comme un cycle; à cet égard, une pièce de monnaie qui perd son effigie ne nécessite-t-elle pas simplement d’être « frappée » à nouveau pour regagner sa valeur?2 Et il faudrait rappeler, dirait Wilhelm von Humboldt, que le langage est cette faculté de renouveler infiniment l’ensemble de moyens finis qu’est la langue.

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Je tente de continuer ce questionnement sur le rapport entre le réel et son interprétation dans une deuxième partie.
 

  • 1. On peut par ailleurs retrouver en fin de l’ouvrage un index des métaphores abordées par Marcil.
  • 2. Je n’aime pas non plus le verbe français « frapper » (comme Marcil, mais il utilise l’expression « battre monnaie », p. 139), je préfère de loin le verbe anglais « to coin » qui signifie à la fois « frapper la monnaie », mais aussi « forger un mot », « créer une métaphore »…

Référence(s) bibliographique(s)