Réflexions sur les métaphores économiques (2): le réel derrière son interprétation

Dans mon dernier billet, je commentais l’usage que fait Ianik Marcil d’un passage tiré de Friedrich Nietzsche. Si le but n’était que de repérer une faute d’interprétation, le débat n’intéresserait personne d’autre que lui et moi. Or, à quelques reprises, Marcil semble être lui aussi critique à la manière de Nietzsche d’une doctrine platonicienne du langage, cette conception selon laquelle il y aurait une séparation entre un « réel » idéal et son usage interprétatif à travers le langage. Cet exemple se trouve en lien avec la monnaie. Dans une discussion sur les théories de la monnaie, Marcil explique que certains économistes font la distinction entre une économie marchande et une économie monétaire :

En édifiant une construction théorique présupposant la neutralité de la monnaie, les monétaristes cherchent à nier non seulement ses fonctions bien réelles mais aussi celle de l’État et des banques centrales qui, par les politiques monétaires, peuvent réguler l’économie. Le choix des mots et des concepts théoriques n’est pas neutre, lui. La théorie de la neutralité de la monnaie vise à nier le rôle de l’État : si ça n’est intentionnellement, c’en est du moins le résultat final. Bien plus, elle évacue les côtés les plus sombres de cette institution sociale. La monnaie étant constitutive du lien économique, donc social, elle reflète de facto les rapports de pouvoir, de domination et d’asservissement au cœur de notre vie collective (p. 137).

Plus loin, il attribue cette idée d’une nature neutre à la monnaie, quelque chose comme un « platonisme monétaire », au théoricien économiste Jean-Baptiste Say (1767-1832) pour qui l’« argent n’est que la voiture de la valeur des produits » (Say 1972, p. 138, cité à la p. 139). La monnaie, commente Marcil, ne serait alors selon cette théorie qu’un « voile qui masque l’économie réelle », et ajoute :

En supposant l’existence de cette dualité entre l’économie monétaire et l’économie réelle – on parle de dichotomie monétaire –, les économistes orthodoxes font donc l’impasse sur le caractère à la fois profondément monétaire et social, politique et institutionnel du capitalisme. La monnaie est une institution alternant entre confiance et violence […] la monnaie est monnaie parce que tout le monde la considère ainsi. Elle devient une institution sociale et non plus qu’une forme privée de la richesse (p. 139-140).

La monnaie n’est donc pas neutre – comme la langue, pourrait-on ajouter –, il faut ainsi une institution pour la diriger. La possibilité d’une monnaie neutre nécessitait une dualité entre sa réalité première et son usage. Ce que dit Marcil, en somme, c’est que cette dualité ne peut tenir qu’aux conditions d’un fantasme, une fabulation, celle d’une division artificielle entre sa forme idéale et sa représentation. La « réalité » est qu’il n’y a pas de réalité neutre derrière l’usage (de la monnaie ou de la langue). Comme la formule bien connue l’indique, le verre ne peut être qu’à moitié vide ou qu’à moitié plein (ce qui est, pour l’œil, la même chose). La réalité derrière, si elle est neutre, est simplement indicible : la qualifier, c’est déjà y ajouter une interprétation.

 

L’honnêteté de Sganarelle

En conclusion de son livre, Marcil cite, pour illustrer le langage des économistes, un long passage jargonneux de la pièce Le Médecin malgré lui de Molière : « Cabricias, arci thuram, catalamus, singulariter nominativo, haec musa, la muse, bonus, bona, bonum. Deus sanctus, est-ne oration latinas? » Dans cette pièce, commente Marcil, un

bûcheron ivrogne […] se transforme en médecin en revêtant les habits de la profession et en baragouinant un latin de cuisine qui n’a ni queue ni tête, imitant en cela maladroitement les habitudes de la profession [de médecin] de son époque qui cachait sa science, ou son ignorance, derrière un langage abscons, pas maîtrisé par le bon peuple (Marcil, p. 151).

Marcil compare le personnage de Sganarelle qui se fait médecin en feignant un langage incompréhensible aux économistes d’aujourd’hui qui « manipulent avec aisance un vocabulaire volontairement obscur afin de préserver leur pouvoir savant, leur situation sociale et leur chasse gardée médiatique » (ibid.). De deux choses l’une : ou bien Marcil nous dit que Sganarelle est un escroc qui tente d’imiter les médecins avec son faux latin (les économistes alors imitent d’autres économistes); ou bien Marcil nous dit que c’est tout le discours médical (et dans son analogie, le discours économique) qui est une escroquerie. Dans ce dernier cas, Sganarelle n’imite pas, il est médecin au moment même où il commence à ne plus être compréhensible – en cela, il devient étrangement honnête, il révèle par sa performance la fausseté de la médecine. La critique de Molière ici devient une condamnation de la pratique médicale de son époque. Bien parler latin ne change rien à l’affaire, c’est parler latin qui est le problème. L’économiste Bernard Maris faisait le même constat avec le discours des sciences économiques : les économistes qui ne peuvent pas à ancrer leurs théories dans l’empirique sont contraints, pour s’autolégitimer comme savants, à

contrui[re] un champ autonome, doté d’un discours particulier, qu’ils séparent de la vie sociale pour lui conférer la neutralité scientifique. D’emblée ils se posent comme des savants et choisissent un langage technique qui les sépare du commun. Ils relèvent donc de « l’élite », conseillère du Prince (Maris 2002, p. 115).

Qu’on soit d’accord ou pas avec le constat, au final, on retrouve le même problème posé depuis le début : ou bien la métaphore (ou la rhétorique) est un simulacre à dénoncer, ou bien une donnée fondamentale du langage qu’il faut apprendre à maîtriser.