Secret bancaire et transparence financière: les Panama Papers

Plusieurs chercheurs de l’Observatoire du discours financier en traduction s’intéressent depuis quelques temps à la question de la « transparence » dans le discours financier. Les révélations récentes sur la firme d’avocats Mossack Fonseca établie au Panama, quant à la création de sociétés-écrans dans les paradis fiscaux, viennent remettre à l’avant-plan le concept de transparence. Les « Panama Papers » représentent plus de 11,5 millions de documents confidentiels s’étalant de 1970 à 2015 et détaillant des informations sur plus de 214 000 sociétés offshore ainsi que les noms des actionnaires de ces sociétés, dont plusieurs hommes politiques, sportifs professionnels et célébrités. Ces documents ont d’abord été transmis au quotidien allemand Süddeutsche Zeitung en 2015 pour ensuite être partagés à des journaux dans plus de 80 pays par l’intermédiaire du Consortium international pour le journalisme d’investigation (International Consortium of Investigative Journalists, ICIJ) établi à Washington. Le lanceur d’alerte (ou sonneur d’alarme, dénonciateur, en anglais : whistleblower) est demeuré jusqu’à maintenant anonyme.

Le 4 avril 2016, le lendemain des premières révélations, la firme d’avocats au cœur du scandale a tenu à se défendre en évoquant le « droit humain sacré » que serait le « secret ». Rapportée par Radio-Canada1, la nouvelle citait le cofondateur de la firme, Ramon Fonseca, qui disait « croi[re] au secret et [qu’il] continue[ra] à œuvrer pour qu’il soit protégé juridiquement ». Pour défendre le Panama contre ce qu’il perçoit comme « un crime, un délit », Fonseca utilise une argumentation qui vaut la peine d’être analysée :

« Plusieurs pays n’apprécient pas que nous soyons très compétitifs pour attirer les entreprises », plaide-t-il. « Il y a deux manières de voir le monde : la première est d’être compétitif et la seconde est de créer des impôts. […] Il y a une guerre entre les pays ouverts, comme le Panama, et les pays qui taxent de plus en plus leurs entreprises et leurs citoyens. »

La dichotomie opérée par le discours pourrait se résumer comme suit :

 

 

Secret

Transparence

Pays avec peu d'impôt

Pays créateurs d'impôts

Pays compétitifs

Pays non compétitifs

Pays ouverts

Pays fermés

Défendre le droit au secret bancaire

Attaquer le droit au secret bancaire (« un crime, un délit »)

 

 

Défendre le secret bancaire, c’est défendre une société ouverte. L’argumentation peut paraître ridicule de prime abord, elle est pourtant partagée par plusieurs2. Cette argumentation – plus de secret égale plus d’ouverture –, relève peut-être d’une dialectique inhérente au problème de la visibilité en économie comme en politique. C’est bien un lanceur d’alerte qui nous a fait connaître le scandale (en dévoilant le secret), mais son identité demeure secrète (il y a lanceur d’alerte qu’à la condition de son invisibilité). Pourrait-on dès lors affirmer que la visibilité est la condition de son contraire, comme le secret l’est pour la transparence.

Le problème est peut-être plus difficile qu’il n’y paraît à première vue. On pourrait se moquer d’un défenseur du secret bancaire au nom d’une démocratie comme le Panama, mais qui veut réellement une transparence complète de la société? Dans un article à paraître, j’ai étudié, avec mon collègue Simon Labrecque (Études politiques, Université d’Ottawa), les modalités ophtalmo-politique du pouvoir avec des notions tirées de philosophes comme Michel Foucault et Jacques Derrida. S’il est vrai qu’il y a depuis bien longtemps une méfiance bien ancrée dans l’imaginaire social contre les « sociétés secrètes » (des Francs-Maçons aux Illuminati), la transparence est devenue, au XXe siècle, une crainte aussi grande sinon plus. Dans la littérature, les dystopies sur les mondes « ouverts » s’accumulent depuis Nous Autres d’Eugène Zamiatine, mais particulièrement avec 1984 de George Orwell et sa figure de « Big Brother ».

Dans Surveiller et punir, Michel Foucault tente de conceptualiser la notion de « société de surveillance » en partie en redécouvrant le projet du « Panoptique » de Jeremy Bentham. Ce système pénitentiaire se constitue à partir d’un dispositif technique qui assure, dans les mots de Bentham, « la faculté de voir d’un coup d’œil tout ce qui s’y passe »3. Dans cette prison, les prisonniers sont surveillés par des gardiens sans que ces premiers puissent les voir en retour. Or, les gardiens sont aussi surveillés, cette fois par des inspecteurs du ministère public. Cette vision humaine, et même humaniste, du système carcéral devait permettre un contrôle plus grand des acteurs du système, y compris – et peut-être surtout – de ceux qui le dirigent.

Les finalités d’une demande pour toujours plus de « transparence » dans les affaires politiques et économiques se trouvent dans ce jeu de pouvoir entre les yeux des gouvernants et des gouvernés. Dans un tel monde transparent ne risque-t-on pas de perdre la possibilité d’avoir des lanceurs d’alerte qui, sous le couvert de l’anonymat, agissent comme une extériorité cachée en faveur d’une ouverture nouvelle? Quelles sont les   limites du secret et de la transparence? L’Observatoire du discours financier en traduction tentera dans les prochains mois d’analyser les discours entourant ces concepts. Il y a fort à parier que ceux qui profitent de la transparence ne sont pas toujours ceux qui ont tout à montrer.
 

  • 1. La nouvelle s’intitulait d’abord « “Le secret est un droit humain sacré”, plaide le cabinet au cœur des Panama Papers ». Elle a été retitrée vers la fin de la journée pour devenir « Panama Papers : la justice panaméenne enquêtera, Mossack Fonseca se défend ».
  • 2. Récemment, l’ancien ministre conservateur Maxime Bernier vantait les vertus d’une société ouverte et libre comme la Chine, faisant de ce pays un exemple à suivre pour le Canada : https://www.youtube.com/watch?v=ntMlw6QRalA
  • 3. Jeremy Betham, Panoptique. Mémoire sur un nouveau principe pour construire des maisons d’inspection, et nommément des maisons de force [1791], notes et postfaces de Christian Laval, Paris, Mille et une nuits, 2002, p. 13.
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