Trump et sa guerre des mots

Écrit par Marie-Eve McNicoll, étudiante à la maîtrise professionnelle en traduction, Université Concordia, Montréal
 
Le 13 juin dernier, The Guardian publiait un éditorial intitulé « Trump has turned words into weapons. And he’s winning the linguistic war », dans lequel les auteurs accusent la presse d’agir en tant qu’agence de marketing pour le président américain.
 
L’article présente Donald Trump comme un vendeur qui cumule presque un demi-siècle d’expérience et qui, depuis le début de sa campagne présidentielle et son arrivée au pouvoir en 2017, s’acharne à se vendre lui-même, sa vision du monde et ses idées égocentristes au peuple américain et au reste du monde. Pour y arriver, il utilise la presse, sachant qu’elle ne saura résister à répéter ses déclarations outrageantes. Et peu importe qu’on soit pour ou contre Trump, répéter ses mots contribue à promouvoir ses idées.
 
C’est donc ce que les auteurs reprochent à la presse, arguant que la répétition d’une idée – que celle-ci soit présentée de façon positive ou négative – ne contribue qu’à la renforcer et finit par changer notre façon de voir le monde. Les journalistes du Guardian expliquent ce lien entre le langage et notre vision du monde en termes de « frame-circuits ». Comme l’explique George Lakoff, directeur du Center for the Neural Mind & Society de l’université de Californie à Berkeley, en s’appuyant sur les travaux de Charles Fillmore : « chaque mot est défini cognitivement (inconsciemment) en fonction d’un cadre conceptuel. Un cadre est une structure d’idées. Les idées sont transmises dans le cerveau par les circuits neuronaux. […] Chaque fois qu’un circuit neuronal est activé, ses synapses [les zones de contact entre deux neurones] se renforcent. » Il ajoute que « la négation d'un mot fonctionne par l’inhibition neuronale, les neurotransmetteurs ayant pour effet d’affaiblir (sans toutefois éliminer) la force des synapses, mais le fait de mentionner le mot même négativement contrecarre l’effet neuronal de la négation. En fait, le mot active les circuits neuronaux du cadre conceptuel, ce qui vient renforcer les synapses et neutralise partiellement l’effet de la négation. »
 
Ce principe est d’emblée simple à comprendre, mais ni les journalistes ni les rédacteurs en chef ne semblent s'en soucier, à leur propre détriment. En effet, les auteurs du Guardian avancent ceci : « By faithfully transmitting Trump’s words and ideas, the press helps him to attack, and thereby control, the press itself. » Ils poursuivent en nommant quelques-unes des techniques de manipulation du président américain, qu’il utilise comme des armes dans sa guerre linguistique, notamment :
  • les mots eux-mêmes : « fake news », « witch-hunt », « spygate »;
  • les stéréotypes : il se sert de cas individuels très médiatisés qui encouragent le grand public à caractériser une classe entière en fonction de ces cas isolés;
  • les hyperboles : des affirmations exagérées – positives pour ce qu’il appuie (« great », « terrific », « the best ») et négatives pour ce qui lui déplaît (« a disaster », « the worst ever »).
 
Les auteurs donnent ensuite un exemple d’une des hyperboles négatives que le président américain utilise pour désigner l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) entre le Canada, le Mexique et les États-Unis : 
« The worst trade deal ever » where « deals » are seen as zero-sum games that you either win or lose – and winning is the only good outcome. […] ‘Deal’ and ‘winning’ are not just words. They are central to his worldview. Those who win deserve to win; those who lose deserve to lose. [… W]ealth and power should be used to win – to acquire more wealth and power in all its ‘deals’ – even with our allies. Power includes the power to bully or punish – for example, to impose tariffs or pull out of [a] treaty – or at least threaten if others don’t go along with him.
 
À partir de cet exemple, il est pertinent d’examiner le comportement de la presse canadienne par rapport aux propos de Trump durant la période de renégociation de l’ALENA qui a eu lieu cet été. Cette renégociation, rappelons-nous, a été imposée par le président américain il y a un peu plus d’un an, car celui-ci jugeait l’accord « désastreux » (une autre hyperbole) pour l’économie américaine.
 
Les premières phrases du préambule de l’ALENA sont utiles pour remettre en contexte les objectifs initiaux de l’accord :
Le Gouvernement du Canada, le Gouvernement des États-Unis d’Amérique et le Gouvernement des États-Unis du Mexique, ayant résolu
DE RENFORCER les liens privilégiés d’amitié et de coopération entre leurs nations,
DE CONTRIBUER au développement et à l’essor harmonieux du commerce mondial ainsi qu’à l’expansion de la coopération internationale […]
 
On peut noter le ton positif dans le choix des mots: « liens privilégiés d’amitié et de coopération », « essor harmonieux », « coopération internationale » – autant de combinaisons lexicales qui encouragent une perception positive de cet accord commercial.
 
Ajoutons Trump avec ses mots et ses hyperboles et nous voici aux prises avec une « guerre commerciale » (« trade war »), à l'issue de laquelle il y aura un gagnant et deux perdants, le Canada et le Mexique. « I am not happy with their requests. But I will tell you in the end we win, we will win and will win big », prononce-t-il en mai dernier.
 
Les six articles cités ci-dessous, tirés de la presse canadienne anglophone et francophone, et qui sont loin d’être les seuls exemples, illustrent bien comment Trump manipule la perception de la renégociation de l’ALENA avec l’aide de celle qu’il appelle « l’ennemie du peuple » : la presse. À force de répéter les propos du président américain, non seulement cette dernière fait sienne la métaphore conceptuelle LE COMMERCE EST LA GUERRE, mais aussi elle consolide l’idéologie de Trump, selon laquelle « la renégociation de l’ALENA est une guerre » en exploitant le champ lexical de la belligérance. À titre d'exemples, voici des expressions relevées dans les articles. 
 
« M. Trudeau s’en va en guerre », publié le 30 juin 2018 dans Le Devoir.
  • « à l’aube d’une guerre commerciale tous azimuts avec les États-Unis »
  • « les travailleurs canadiens qui seront appelés au front, dans un conflit qui risque de faire beaucoup de victimes »
  • « il doit se montrer résolu à faire la guerre contre les États-Unis »
 
« La pire guerre commerciale depuis le second conflit mondial », publié le 31 mai 2018 dans Le Journal de Montréal.
  • « il se fera justice pour “l’affront” »
  • « les pires représailles commerciales »
  • « une guerre commerciale en bonne et due forme »
  • « une riposte presque immédiate »
  • « les hostilités de part et d’autre »
 
  • « both countries have hit back at the U.S. »
  • « bare-knuckled NAFTA renegotiation »
  • « pressure tactics »
  • « negotiate with a knife to your throat »
 
« Globe editorial: How to fight Trump’s trade war, Part 1 », publié le 1er juillet 2018 dans The Globe and Mail.
  • « suffering small but meaningful casualties »
  • « retaliatory countermeasures with which Canada fired back »
  • « the more this fight escalates, the more the economic body count will mount »
  • « in a quarrel between two unequally sized adversaries »
  • « tariff-for-tariff punches »
  • « a war of economic attrition »
  • « getting into a slugging match with Trump »
 
Les auteurs de l’éditorial cités plus haut concluent leur texte avec quatre suggestions à l'intention de leurs collègues journalistes :
  1. comprendre la manière dont la propagande agit sur le cerveau
  2. se concentrer sur le fait que la démocratie américaine est attaquée par une puissance étrangère, possiblement avec la collusion du président en exercice
  3. arrêter le contrôle de Trump sur l’actualité
  4. cesser de répéter les mensonges en présumant que les gens sauront automatiquement qu’il s’agit de mensonges, car un mensonge répété assez souvent devient la vérité.
 
Ce n’est pas la première fois qu’on remarque chez les journalistes un manque de critique quant au discours rapporté (voir l’article de Pier-Pascale Boulanger et Chantal Gagnon publié dans la revue International Journal of Business Communication). La presse américaine a lancé le mouvement EnemyofNone en août dernier en réponse à l’attaque constante du président américain contre les médias; des centaines de journaux américains ont simultanément publié des éditoriaux pour insister sur l’importance de la liberté de presse. Or, il nous semble qu’il y a une contradiction entre cette liberté et la reprise, voire le renforcement, de certaines métaphores conceptuelles, en l’occurrence LE COMMERCE EST LA GUERRE.