Desjardins et les jeunes : copains-copains?

Complexe Desjardins - Mtl

Marketing oblige, Desjardins tente d’attirer la clientèle des jeunes francophones et anglophones du Québec à faire affaire avec elle. D’ailleurs, une section entière de son site Web porte sur les étudiants au niveau secondaire. On y retrouve notamment le blogue Coopmoi (en anglais, Co-opme), qui traite de divers sujets, dont l’importance de s’intéresser aux finances à l’adolescence, ou les principes derrière la conciliation travail-études.

Ce type de blogue est, à bien des égards, fort utile : il donne aux jeunes épargnants la possibilité de satisfaire leur curiosité et il fournit des réponses aux questions financières les plus pressantes de la jeunesse québécoise. Une meilleure connaissance des rouages financiers favorise une saine gestion de ses finances personnelles. En ce sens, le blogue participe aux louables objectifs d’acquisition de compétences en littératie financière et de protection des consommateurs. D’ailleurs, l’éducation financière fait partie des priorités du Mouvement Desjardins en matière de responsabilité sociale. On peut penser qu’un jeune bien au fait des principes de base en finance tombera moins, plus tard, dans les griffes des prêteurs usuraires. Récemment, la journaliste Stéphanie Grammond évoquait les pratiques douteuses de ces institutions dans La Presse+, en précisant que leurs publicités dans le métro visaient notamment les passagers à la santé financière précaire, dont font partie les étudiants.

À d’autres égards, un blogue comme celui du Mouvement Desjardins entretient un flou savamment étudié autour de la relation entre une institution financière et ses clients éventuels. Des recherches en communication et en marketing montrent que les blogues d’entreprise constituent un excellent outil de gestion des relations avec la clientèle (Cho et Jisu 2010; Ahuja et Medury 2010). Grâce aux blogues, les entreprises sont en mesure d’établir une relation privilégiée avec les consommateurs. Plus encore, les blogues contribuent à la notoriété de la marque d’une entreprise.

Explorons une entrée de blogue, afin de comprendre plus exactement la nature de la relation entre Desjardins et son jeune public. C’est à l’aide de l’analyse critique du discours et du concept de l’interdiscursivité que nous procéderons à cet examen.

En analyse critique du discours, une approche interdisciplinaire qui conçoit le langage comme une forme de pratique sociale, le concept d’interdiscursivité est utile pour relever les traces d’une lutte de pouvoir au sein d’un discours (Fairclough 1989/2015).

L’intertextualité constitutive, ou interdiscursivité, porte sur les relations entre les types discursifs, comme le genre ou le style. Contrairement à l’intertextualité manifeste, qui consiste généralement à faire allusion à un autre texte, l’intertextualité constitutive est souvent abstraite : il s’agit de passages où les conventions associées à un genre ou à un style sont exploitées dans un autre genre (voir aussi Bathia, Langton et Lung 2004). L’exemple de Desjardins illustre bien l’interdiscursivité de style :

Novembre est le mois de la littératie financière. J’entends déjà ta question : mais, quossé ça ? En fait, c’est un bien grand mot pour parler de notre capacité à prendre de bonnes décisions financières. (Pourquoi s’intéresser à la finance à l’adolescence ?)

November is Financial Literacy Month. I can already hear your question: What’s that? It’s a big word that means our ability to make sound financial decisions. (Why teens should be concerned about finances)

Le style traditionnellement associé aux institutions financières est celui de la sobriété. Notons par ailleurs que les institutions financières s’imposent généralement en experts des questions pécuniaires, afin d’inciter leurs clients potentiels à leur faire confiance. Dans l’exemple qui nous intéresse, l’institution utilise ce que Norman Fairclough appelle la « personnalisation synthétique » (1989/2015), c’est-à-dire un style où le lecteur a l’impression d’être traité individuellement, plutôt qu’en masse. En français, l’institution tutoie son auditoire et utilise un registre très familier, mécanismes linguistiques qui créent l’illusion d’une conversation suivie avec l’interlocuteur. En anglais, la contraction « What’s » vise aussi au rapprochement entre le jeune lectorat et la coopérative. Ainsi, la traditionnelle relation hiérarchique entre expert et client s’estompe au profit d’une relation très démocratique en apparence.

Les stratégies utilisées par Desjardins font partie de la boîte à outils de la vulgarisation financière. De plus en plus, en traductologie, on considère que la réécriture de textes savants ou techniques pour le grand public constitue une forme de traduction, soit la traduction intralinguale. Le concept n’est pas neuf, puisque c’est Roman Jakobson qui l’a introduit au milieu du XXe siècle, en même temps que d’autres concepts, dont la traduction interlinguale (passage d’un texte d’une langue à une autre). Pendant longtemps, on a surtout étudié les différents enjeux de la traduction interlinguale, plus traditionnelle. Cependant, depuis quelques années, des traductologues soutiennent que la traduction intralinguale doit faire partie intégrante de la traductologie (Zethsen 2009; Davier 2015, 2017). L’ODFT préconise également cette position conceptuelle.

Du point de vue de l’analyse critique du discours, la traduction interlinguale dans les blogues Coopmoi et Co-opme participe certes à la démocratisation des savoirs financiers, mais cette démocratisation n’est pas innocente. Les enjeux de lutte de pouvoir et de fidélisation de la clientèle ne sont jamais loin.

Référence(s) bibliographique(s)

Legal Discourse : Opportunities and Threats for Corpus Linguistics

Bathia, Vijay, Nicola Langton et Jane Lung. « Legal Discourse : Opportunities And Threats For Corpus Linguistics ». Dans Legal Discourse : Opportunities And Threats For Corpus Linguistics, Ulla Connor et Thomas A. Upton, 203–233. Amsterdam & Philadelphie: John Benjamins, 2004. doi:10.1075/scl.16.09bha.

Content analysis of corporate blogs as a relationship management tool

Cho, Soyoen et Huh Jisu. « Content Analysis Of Corporate Blogs As A Relationship Management Tool ». Corporate Communications: An International Journal 15, no 1 (2010), 30-48. doi:https://doi.org/10.1108/13563281011016822.

New insights into consumer confidence in financial services

Gretten, Adele. « New Insights Into Consumer Confidence In Financial Services ». International Journal Of Bank Marketing 29, no 2 (2011), 90–106. doi:https://doi.org/10.1108/02652321111107602.