Le mot « transparence » dans la presse économique et financière

 
Les journalistes canadiens ont couvert le sujet de la transparence financière principalement au moment de la crise de 2007-2008 en des termes relativement négatifs exprimant un manque de transparence et une attitude critique envers l’industrie financière, surtout dans la presse francophone. C’est ce qu’affirment les auteures de l’article « The translation of ‘transparency’ in the Canadian press: An inquiry into symbolic power », paru en 2018 dans la revue Perspectives : Studies in Translation Theory and Practice. Or, c’est de 2003 à 2006 qu’il aurait fallu parler de manque de transparence, puisque cette période est marquée par l’essor des produits d’investissement dérivés de crédit opaques qui ont été créés par la transformation des créances hypothécaires douteuses issues du marché immobilier américain. 
 
Le contexte de l’étude
L’étude en question porte sur la manière dont les discours journalistique et bancaire ont traité du concept de la transparence financière. Celui-ci a été choisi parce qu’il a fait l’objet de diverses mesures réglementaires visant les sociétés ouvertes et les banques depuis le début des années 2000. Au nombre des événements qui ont fait de la transparence un enjeu social figurent les pratiques comptables trompeuses de sociétés par actions internationales comme Enron au début des années 2000. La transparence a également gagné en importance en raison des normes imposées par le Comité de Bâle sur le contrôle bancaire depuis 1998 et la loi Sarbanes-Oxley votée aux États-Unis en 2002 en vue d’accroître la fiabilité de l’information financière auprès du public. Aux yeux des chercheures, cette effervescence réglementaire est d’autant plus intéressante qu’elle coïncide avec le boom des instruments dérivés de crédit liés au commerce des produits hypothécaires des États-Unis, dont l’opacité a été mise en évidence dans le rapport d’enquête sur la crise financière américaine (FCIC, 2011, pp. 363-364).
 
La méthodologie 
L’étude a consisté à chercher le mot « transparence » dans deux corpus bilingues couvrant la période de 2001 à 2008; l’un comportait des nouvelles économiques et financières parues dans sept journaux à grand tirage du Québec et de l’Ontario et l’autre, des rapports annuels publiés par huit institutions bancaires du Canada. Une fois compilées, les cooccurrences, ou agencements récurrents de mots, ont été comparées par langue (français, anglais) et par corpus (journalistique, bancaire). Pour représenter les nuances de sens dans les énoncés sur la transparence, les chercheures ont proposé une échelle de perception (Transparency Perception Continuum ), qui s'échelonne comme suit : (1) aucune transparence, (2) manque de transparence, (3) usage neutre, (4) plus de transparence, (5) pleine transparence.
 
Les principaux constats
Après avoir analysé les occurrences du mot « transparence », les chercheures ont trouvé que le discours journalistique sur la transparence financière n’était pas si tranché. Même s’il était légèrement plus critique dans la presse francophone, en général, les journalistes et leurs sources ont tenu des propos nuancés se situant aux niveaux 2 et 4 de l’échelle de perception. Autrement dit, la transparence est un concept fluide, médiatisé selon divers degrés. Cette souplesse sémantique serait révélatrice des rapports de force liés aux enjeux économiques de la transparence; concrètement, celle-ci est contraignante pour les sociétés, car elle les oblige à publier des données financières selon des règles bien établies. 
 
Par ailleurs, lorsque les journalistes francophones ont sélectionné des sources comme les grandes banques du Québec sur le sujet du manque de transparence, celles-ci ont eu l’occasion de souligner l’origine américaine de l’ingénierie financière et des produits d’investissement opaques qui en étaient issus. Cette prise de distance a permis aux banques québécoises de promouvoir leur réputation en tant qu’institutions solides au moment où elles affichaient des pertes liées au papier commercial adossé à des actifs (voir le billet sur le bancocentrisme). Quant à la variété de sources citées sur la transparence, elle était plus grande dans les journaux anglophones que dans la presse francophone, qui a souvent sélectionné les grandes banques. Cette sélection limitée pourrait être une manière d’éviter de devoir traduire des déclarations recueillies en anglais. 
 
Le cadre conceptuel de l’étude est intéressant parce qu’il conjugue l’analyse critique du discours et le concept de pouvoir symbolique de Pierre Bourdieu. Cela permet d’envisager la prédominance des sources bancaires dans les nouvelles comme un mécanisme selon lequel des intérêts et points de vue particuliers sont donnés à voir comme étant universels, ce qui est le pouvoir symbolique selon Bourdieu (2012).