Le taux négatif de la banque centrale et ses métaphores (2)

Le samedi 20 février, le cahier « Report on Business » du Globe and Mail a accordé beaucoup d’attention au débat suscité par la possibilité que la Banque du Canada abaisse son taux directeur sous la borne du zéro si la croissance économique ne prend pas plus de vigueur. Il s’agit d’une mesure de politique monétaire « non traditionnelle » qui inquiète les investisseurs, comme on le remarque dans l’article intitulé « A larger fear lurks beneath debate over negative rates » en page B16.

Le premier billet sur les métaphores liées au taux négatif de la Banque du Canada présentait trois conceptualisations tirées d’un article de fond du Globe. Celles-ci donnaient à comprendre le taux négatif comme un territoire ou un monde, comme un cercle de personnes et comme un désagrément.

L’exercice de repérage est tout aussi intéressant pour ce qui est de l’article paru dans la chronique « Inside the market », mais dont le point de vue est celui des investisseurs. En résumé, voici ce que le texte raconte au fil de ses expressions métaphoriques :

La Banque du Canada est le capitaine d’un bateau à bord duquel se trouvent les investisseurs. Ils sont inquiets à la perspective de se retrouver en territoire inexploré. Aussi, ils sont effrayés par l’impuissance du capitaine qui ne leur inspire plus confiance et qui perd sa crédibilité à cause d’une manœuvre éventuelle, dont les conséquences sont inconnues. De surcroît, ils ont entendu les experts dire que cette manœuvre serait non seulement inutile, mais aussi destructrice.

Voici les MÉTAPHORES CONCEPTUELLES qui sous-tendent le texte ainsi que les expressions métaphoriques qu’elles ont générées :

LA BANQUE DU CANADA EST UN CHEF (DÉCHU)

  • central banks are grasping at straws
  • this declining credibility [in the central banks’ ability to support developed market economies]
  • a growing fear of [central bank] policy impotence
  • declining faith in central bank influence on equity markets
  • central banks have acted as a financial and psychological backstop for investors, boosting confidence
  • confidence in central bank effectiveness fades

LE TAUX NÉGATIF EST UN TERRITOIRE INCONNU

  • we’re in unchartered monetary policy waters

LE TAUX NÉGATIF EST UNE EXPÉRIENCE ÉPROUVANTE

  • negative rates are not only unhelpful but destructive
  • Canadians can hope that the Bank of Canada can avoid the negative-rate experiment

En analyse critique du discours, la voix est importante (Fairclough 1995). Dans l’analyse d’un texte journalistique, il importe donc de poser la question de savoir qui parle ou, plutôt, à qui le journaliste donne la parole en discours direct ou indirect. Pour le dire autrement : qui est cité et agit en qualité de source aux fins de l’authenticité de l’information? En ce qui concerne l’article à l’étude, la parole est donnée aux agents qui se trouvent « à l’intérieur du marché », en l’occurrence l’équipe des produits à revenu fixe de Credit Suisse et un analyste du marché obligataire de Citigroup, banque new-yorkaise. Dans une chronique tenue par un stratège financier à l’emploi du journal, cela semble tomber sous le sens. En revanche, une autre voix est donnée à entendre dès le premier paragraphe, en citation indirecte, et c’est celle des économistes en désaccord avec la manœuvre du taux directeur négatif : a growing chorus of economists have argued vehemently that… Ce chœur d’experts vient donner de l’intensité à la voix des investisseurs, amplifiant du même coup l’inquiétude de ceux-ci par rapport au rendement du marché des actions.  

Une autre métaphore conceptuelle, et non des moindres, qui parcourt tout le texte le texte est LE TAUX NÉGATIF EST UNE EXPÉRIENCE INQUIÉTANTE. Elle produit les expressions suivantes :

  • the larger fear lurking beneath the negative-interest rates
  • negative central bank policy rates are unprecedented and their mid- and long-term effects are largely unknowable
  • faced with uncertainty, global investors have [… been] reducing portfolio risk by selling equities and buying bonds
  • because negative rates have never been attempted before, the potential for unforeseen consequences in the global financial system are also on investors’ minds

Le taux négatif est doublement inquiétant parce qu’on ignore les conséquences à long terme tout en sachant que les conséquences à court terme sont fâcheuses. Effectivement, le journaliste financier rapporte dès le troisième paragraphe que le Japon a vu le marché des actions et le yen perdre de la valeur après que sa banque centrale a imposé son taux négatif.

On peut se demander si l’inquiétude mise en avant-plan par le journaliste – foregrounding en analyse critique du discours (Fairclough) – n’est pas un moyen de captation qui relève de la technique commerciale. La question se pose du fait que le journal propose du contenu supplémentaire, mais seulement à ses abonnés (subscriber-exclusive content). L’acheteur ponctuel du journal n’a donc pas accès aux analyses du journaliste financier, à moins de souscrire un abonnement. À propos de la visée de captation, Charaudeau (2011, 74) rappelle que « plus le nombre [de citoyens-consommateurs d’information] à atteindre est grand, surtout quand il n’est pas a priori captif, et moins les moyens pour l’atteindre relèvent d’une attitude rationalisante. L’instance médiatique est donc “condamnée” à faire ressentir des émotions à son public, à mobiliser son affect, afin de déclencher chez lui intérêt et passion pour l’information qui lui est transmise ». Et, ajoutera-t-on, afin de l’inciter à prendre un abonnement.